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mener le monde où il lui plaît ; il faut que le monde aille où le conduisent les énergies qu’ils renferment. Les conceptions humaines ne sont qu’un effort pour constater ces forces vives et les coordonner, et, si les idées des penseurs sont destinées à être la loi d’ordre ou le moyen qui empêche les élémens existans de s’entrechoquer, l’action incessante des élémens existans, la manifestation d’eux-mêmes par eux-mêmes peut seule révéler aux penseurs leurs idées. L’intuition dont M. Carlyle fait honneur aux héros est aussi illusoire que le bon sens des masses. Ni dans ses génies ni dans ses masses bégayantes, l’humanité n’a la faculté de voir face à face les lois réelles des choses telles qu’elles peuvent être dans leur féconde virtualité. Génies ou non génies, nos idées ne sont faites que de nos expériences, des actions exercées sur nous par les choses. Les uns, comme une cire docile, reçoivent plus promptement que d’autres toutes les empreintes : ce qui a eu lieu, leur apprend plus vite à concevoir ce qui a été le possible jusque-là ; mais ce qui sera le possible et le nécessaire le lendemain, Dieu seul le trouve et le manifeste. La solution du problème n’est découverte que par ses propres élémens, et toute organisation que les hommes prétendront substituer à cette solution naturelle sera toujours forcément exclusive et systématique. Par cela seul qu’ils ne connaissent pas tout ce qu’il y a sous le soleil, la théorie qui leur semble de nature à concilier toutes les lois existantes ne fait en réalité que concilier le petit nombre des lois qu’ils ont conçues. Elle serait admirable pour établir l’ordre dans un univers qui ne contiendrait rien de plus que ce qui figure dans leurs propres rêves ; mais, dans l’univers tel qu’il est avec tout ce qu’il renferme, cette théorie ne peut organiser qu’en immobilisant, en paralysant et en préparant des explosions pour l’avenir.

Tout cela, je puis, moi aussi, le dire « avec deux cents générations d’hommes pour l’affirmer comme moi. » L’idéal de M. Carlyle n’est pas nouveau. Dans le Banquet des Sept Sages, les Solon et les Thalès expriment des opinions à peu près analogues à celles du penseur anglais. Pendant des siècles, l’Europe a vécu sur l’idée que le moyen de prévenir tout mal était d’empêcher par la force tout ce qui semblerait mal aux sages. Pendant des siècles, tous les penseurs ont cru que l’art de façonner des sociétés consistait à déterminer d’abord la vérin absolue, la justice absolue, et à établir ensuite une force publique pour l’imposer à tous, elle et toutes ses conséquences. De cette croyance sont sorties les maîtrises, les papautés, les royautés absolues, et toutes ces autorités ont rivalisé d’efforts pour enlever à l’humanité la possibilité de se tromper. Cela s’est vu, cela a été pratiqué, cela a même été nécessaire. Quand les individus sont incapables d’user de la moindre liberté sans menacer de dissolution la communauté entière, il