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La vérité ne peut manquer de triompher, s’écrie-t-on. Oh ! sans doute elle triomphe toujours dans un sens. Quand bien même trente-six millions de Français s’entendraient pour vouloir l’impossible, l’impossible ne cessera pas d’être l’impossible. Les trente-six millions de Français pourront détruire tout ce qui n’est pas leur idéal : leur puissance s’arrêtera là. Pour peu que leur idéal ait méconnu une seule loi, pour peu qu’il se jette contre un pilier de l’ordre général, il ne réussira, s’il s’obstine, qu’à amener un éboulement général, et la victoire restera à Dieu. La vérité triomphera, cela est certain, elle triomphera même à l’endroit du suffrage universel. Ce qu’il y a de plus probable, c’est que le suffrage universel tuera la France, ou sera tué par elle, et, quoi qu’il advienne, l’ère de la pure démocratie n’arrivera pas. — « A consulter l’histoire, je ne vois pas que jamais aucune démocratie ait existé. » C’est M. Carlyle qui parle. Il dit vrai. Jamais démocratie n’a existé, pas plus dans l’antiquité que dans les temps modernes. « Que l’on ne me parle pas de l’Amérique et de ses institutions modèles. La république-modèle n’a pas encore vu le jour aux États-Unis ; ce que le jour y voit, ce sont de vastes solitudes incultes, où des populations qui respectent le constable peuvent vivre provisoirement sans gouvernement, jusqu’à ce que soit venue l’heure de la lutté, l’heure où l’Amérique, elle aussi, aura à se mesurer avec les pythons et les serpens de la fange. » - Les masses de l’Amérique respectent le constable ; elles respectent leurs institutions et les idées des hautes classes. Ce ne sont donc pas elles qui règnent. « Des deux côtés de l’Atlantique, la démocratie, hélas ! est à tout jamais impossible. » Jamais le peuple ne régnera, par cela seul que jamais les majorités ne pourront se former elles-mêmes des opinions. Est-ce que les idées musicales de la France ne sont pas les idées des musiciens et des critiques capables de juger ? Est-ce que les idées politiques de la France ne sont pas celles de ses journalistes ? Est-ce que le socialisme lui-même, et toutes les formules qui tiennent lieu de pensées aux tribuns, ont été imaginés par les masses ? On peut donner à toutes les mains le droit de mettre un billet dans une urne ; mais, par toutes les mains, ce qui votera en réalité, ce ne sera pas la foule. M. de Lamartine et bien d’autres se sont indignés contre un régime social sous lequel un Socrate et un Rousseau n’eussent pas été électeurs. Qu’importent les apparences ? Avec un suffrage limité, et peut-être sous une monarchie absolue, un homme aussi influent que Rousseau eût en réalité gouverné le pays par son esprit ; avec le suffrage universel, il n’aurait qu’une voix, tandis qu’à côté de lui un autre homme, le génie de la colère et le coryphée de l’étourderie, aurait le droit de jeter dix millions de suffrages dans l’urne.


« N’avez-vous jamais entendu avec les oreilles de l’esprit, comme celles