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entendait que l’autorité se mêlât de la multiplication de la race chevaline, et il le motive comme on motivait le règlement sur les étalons présenté au conseil général. Voici en effet le résumé de l’exposé de Platon » : — Est-il utile pour les chiens de chasse et les oiseaux de n’employer que de bons reproducteurs ? — Oui. — En est-il de même pour les chevaux et les autres animaux ? Oui. — En est-il de même pour l’espèce humaine ? — Sans doute. — Puisque c’est avantageux à l’état, les magistrats devront y pourvoir (remarquez en passant que Platon avait inventé l’état et son omnipotence avant nos réformateurs modernes). En conséquence il est décidé que les magistrats devront régler les unions en quantité et en qualité. Les conjoints seront déterminés par le sort, mais des fraudes pieuses aideront le sort, afin qu’il indique, pour donner le jour à la nouvelle couvée, les plus beaux et les plus braves. Les mariages seront saints tant qu’ils dureront ; mais ils seront provisoires : s’ils étaient indissolubles, s’ils ne se renouvelaient fréquemment, un bon reproducteur ne se multiplierait pas assez. L’intérêt public en souffrirait. — Dans la Cité du Soleil, Campanella, se fondant de même sur l’utilité qu’il y aurait à améliorer la race, prépose les magistrats à l’assortiment des couples, et fait là-dessus un règlement qu’on croirait tracé par un directeur de haras. La plupart des inventeurs socialistes ont plus ou moins brutalement appliqué à l’union des sexes le système réglementaire, même quand ils ont entouré le mariage du plus grand respect, toujours en invoquant l’intérêt public. Dans l’île d’Utopie de Morus, les fiancés devront préalablement se montrer l’un à l’autre dans l’état de pure nature, afin qu’il n’y ait pas de mécompte pour eux ni pour la société. M. Cabet, dans l’Icarie, pourvoit au croisement des races. Au Paraguay, les jésuites ne firent pas seulement un programme sur le papier ; ils instituèrent parmi leurs néophytes un ordre social basé sur l’utile sans la liberté ; l’union de l’homme et de la femme y était contrôlée presque comme la multiplication de la race chevaline[1].

Tant il est vrai qu’il n’y a pas de folie à laquelle l’esprit n’arrive, lorsqu’on se lance dans les questions sociales, si l’on oublie d’avoir les yeux fixés sur la liberté, comme le navigateur les a sur l’étoile polaire. Telle conclusion insensée, devant laquelle le premier qui la heurte du pied recule effarouché, trouve le lendemain un sectaire plus téméraire, ou plus passionné, ou plus enivré de ses syllogismes, qui s’en fait l’adepte et l’apôtre. C’est ainsi que s’expliquent tant d’extravagances prêchées de nos jours ou auparavant. Ce n’est pas

  1. On peut excuser les jésuites en disant qu’ils avaient affaire à des populations novices qui étaient étrangères au sentiment de liberté. Admettons l’excuse : on n’en voit pas moins où mène la doctrine de l’intérêt public, quand on a séparé celui-ci de la liberté.