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homme d’audace et de persévérance, animé de l’esprit de conquête, il y a dans le Thibet et la Mongolie des millions de fanatiques prêts à répondre à son appel. Or, la Chine a des armées immenses, mais non pas de véritables soldats. Elle ne maintient son pouvoir que par l’astuce. Quand les Thibétains rêvent l’empire du monde pour leur idole, ils prêtent à rire ; quand ils songent à l’invasion de la Chine, ils ne songent vraiment qu’au possible. Qu’un homme se lève parmi eux, et cette conquête sera facile. Du reste, les bouddhistes s’enseveliraient dans leur triomphe. Maîtres de la Chine, ils en ouvriraient les portes et laisseraient le champ libre à la propagande européenne. Or, le frottement de cette propagande aurait bien vite usé le bouddhisme, même réformé.

Au fond, le Chinois ne se dissimule pas que le nombre et le zèle des disciples du Talé-lama et de tous les bouddha-vivans menacent très sérieusement sa domination ; il recourt même à toutes les ruses de la politique pour reculer l’époque de la lutte. Gagner du temps est sa grande affaire. Il intimide et il flatte, il divise et il corrompt. Ce peuple sans foi, qui a depuis long-temps déserté ses propres autels, affiche toutes les apparences du plus profond respect pour les lamas ; au besoin il va jusqu’à l’adoration. Le gouvernement chinois laisse tomber en ruines les temples de Confucius et n’a nul souci de la misère des bonzes ; en revanche, il donne de riches secours aux opulentes lamaseries de la Mongolie. Ces libéralités ont deux buts : plaire aux Mongols par le respect apparent de leur culte et accroître la population des couvens bouddhiques en y rendant la vie plus confortable. Si l’on pouvait avoir des doutes sur les sentimens intimes des politiques chinois pour les bouddhas, le fait suivant éclaircirait la question.

De toutes les lamaseries de la Tartarie-Mongole, la plus renommée comme la plus riche est celle du Grand-Kouren, située dans le pays des Khalkhas, sur les bords de la rivière Toula, à l’entrée d’une immense forêt qui s’étend au nord jusqu’aux frontières russes. Le bouddha-vivant adoré au Grand-Kouren se nomme le guison-tomba. Il exerce une influence considérable dans tout le nord de la Tartarie ; les tribus voisines de ses états lui sont aussi dévouées que celles qu’il gouverne comme souverain tributaire de la Chine. Partout on l’appelle le saint par excellence. Cette influence inquiète d’autant plus le gouvernement chinois, que les Khalkhas sont belliqueux et n’ont pas oublié que Tching-gis-khan est sorti de leur tribu. Aussi la lamaserie du Grand-Kouren est-elle constamment un objet d’alarmes pour la cour de Péking, alarmes qu’elle cherche à déguiser par l’étalage des sentimens les plus respectueux. En 1839, le guison-tomba, au lieu d’envoyer, comme d’ordinaire, un simple ambassadeur à Péking, eut l’idée de rendre lui-même visite à l’empereur. Dès que ce dessein fut connu, la