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peignes d’or, tenant les cheveux relevés sur le sommet de la tête. Il fit asseoir les deux missionnaires, et les regarda d’une façon moitié moqueuse, moitié bienveillante. Un tel accueil n’était pas très inquiétant, aussi MM. Huc et Gabet se dirent-ils en français : « Notre affaire ira bien. » — « Quel langage parlez-vous ? s’écria le régent. — Le langage de notre pays. » Il les pria de traduire leur phrase ; ils la répétèrent en thibétain. « Ah ! vous avez confiance dans ma bonté ; cependant je suis très méchant. » Puis un peu après il ajouta : « Vous avez raison, je suis bon, car la bonté est le devoir d’un kalon. » L’interrogatoire fut jusqu’au bout empreint d’une grande bienveillance. Le régent avait bien quelque peine à croire qu’il n’eût pas affaire à des Anglais ; cependant il se laissa persuader. Après des questions de toutes sortes, il demanda à ses hôtes d’écrire quelques mots dans la langue de leur pays, et de mettre en regard la traduction thibétaine. L’un des missionnaires écrivit : Que sert à l’homme de conquérir le monde entier, s’il vient à perdre son âme ? Le premier kalon admira beaucoup cette pensée. Les choses en étaient là lorsqu’on annonça l’ambassadeur chinois. Le régent apprit alors aux missionnaires que Ki-chan voulait les interroger. « Déclarez-lui franchement votre position, ajouta-t-il, et comptez sur ma protection ; c’est moi qui gouverne ce pays. »

Même là où ils sont absolument les maîtres, les Chinois procèdent avec beaucoup de politesse. Dans le palais du régent, Ki-chan ne pouvait donc manquer de se montrer très courtois ; mais, comme il voulait obtenir des missionnaires deux choses que ceux-ci étaient bien résolus à lui refuser : — la promesse de quitter le Thibet, — des renseignemens sur leur passage à travers la Chine, — il ne put dominer quelques mouvemens d’humeur. Cependant la séance se termina assez bien, sauf qu’il n’y eut pas de solution. Dès que Ki-chan fut sorti, le régent fit donner à souper aux missionnaires, causa beaucoup avec eux, et finit par leur faire comprendre qu’ils étaient provisoirement prisonniers. Le lendemain, les bagages de MM. Huc et Gabet, escortés du premier kalon en personne, furent transportés au tribunal où Ki-chan les attendait. La question était de savoir si on y trouverait des cartes de géographie manuscrites. Dans ce cas, les deux Français eussent été certainement condamnés à une expulsion immédiate, sinon à la peine de mort. Ils n’avaient que des cartes imprimées. Ki-chan le déclara lui-même, afin de faire preuve de science, et le régent ne put s’empêcher de témoigner combien ce résultat le rendait heureux. Le lendemain, il voulut donner aux Français une marque publique de sympathie en les installant dans une de ses maisons.

Pour le coup, les missionnaires se crurent à l’abri de tout ennui ultérieur : ils transformèrent en chapelle la plus belle pièce de leur appartement, et commencèrent à répandre les doctrines de l’Évangile.