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présens et en reçoit : c’est un échange, non un tribut ; mais les Chinois seraient indignes de leur réputation d’extrême finesse, s’ils n’avaient au moins conquis les apparences de la suprématie : après de sanglantes défaites suivies de longues négociations, ils ont obtenu le droit d’entretenir des postes militaires dans le Thibet. Ces postes sont misérables : par exemple, de H’Lassa jusqu’au Su-tchouen, sur une longueur d’environ quatre cents lieues, ils ne comptent pas plus de deux à trois mille hommes. Leur but est de favoriser le passage des courriers de l’empereur. Les Chinois qui tiennent garnison à H’Lassa servent de garde non au Talé-lama, comme on l’a dit, mais à l’ambassadeur chinois ; ils sont quatre cents. On voit également quelques postes chinois d’une centaine d’hommes sur la route de H’Lassa au Boutan. Enfin, les troupes thibétaines laissent concourir ces inquiétans auxiliaires à la garde des montagnes qui séparent les états du Talé-lama des avant-postes anglais. Dans les autres parties du Thibet, on ne voit pas de Chinois, il leur est même interdit d’y pénétrer.

Ces détachemens, disposés par fractions de cinquante ou cent hommes sur une immense étendue de terrain, ne donnent aucune force à la Chine, ne lui assurent l’occupation d’aucun point stratégique, mais c’est un premier pas cependant. Les Thibétains le sentent tout aussi bien que les politiques chinois. Il en résulte qu’une sourde hostilité règne d’ordinaire entre les gouvernemens de Péking et de H’Lassa celui-ci cherchant sans cesse à revenir sur les concessions qu’il a faites, celui-là essayant sans relâche de nouveaux empiétemens. Dans cette lutte, l’organisation gouvernementale du Thibet donne de grands avantages à la Chine. L’histoire prouve que partout, sous tous les régimes, les régences sont une cause de troubles et d’affaiblissement, qu’elles provoquent des désordres à l’intérieur et favorisent l’intervention de l’étranger dans les affaires nationales. Or, au Thibet, chaque règne est suivi d’une régence, car Bouddha ne s’incarne jamais que dans le corps d’un enfant. L’institution du nomekhan, ou chef politique du Thibet, diminue, mais sans les faire disparaître, les dangers de ces interrègnes. En effet, bien que le nomekhan, qu’il faut toujours prendre dans la classe des lamas-chaberons, soit nommé à vie, il n’a pas la force du Talé-lama ; il ne peut faire taire toutes les prétentions, et souvent il y a lutte souterraine entre lui et les quatre kalon ou ministres. Ces derniers sont nommés par le Talé-lama sur une liste de candidats que le nomekhan a lui-même dressée, ce qui n’empêche pas que l’accord ne soit assez difficile, le kalon, une fois nommé, ne pouvant plus être cassé que par le Talé-lama. On comprend combien une telle organisation favorise les intrigues : l’ambassadeur chinois se mêle activement à toutes celles qui s’ourdissent, et, si le parti qu’il a soutenu l’emporte, l’indépendance du Thibet est menacée d’une nouvelle atteinte.