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et soubresauts ; de temps en temps, des gouffres s’ouvrent sous leurs pas et les engloutissent avec tout ce qu’ils portent. La caravane ne perdit que des bêtes de somme ; mais beaucoup de voyageurs eurent les oreilles et le nez gelés, M. Gabet fut du nombre. Quelques boulettes de tsamba semblent une nourriture bien insuffisante après une telle journée ; il faut s’en contenter cependant, trop heureux si l’on découvre sous la neige assez d’argols pour faire un peu de feu et se procurer de l’eau tiède. Quand ce frugal repas est terminé, on se roule dans sa peau de bouc et l’on cherche à dormir en attendant le signal du départ. Le mont Chuga n’est cependant lui-même qu’un avant-goût des épreuves qui vous attendent dans les déserts du Thibet. Comme le sol va toujours en s’élevant, plus on avance, plus la végétation diminue et plus le froid devient intense. L’eau est rare, les pâturages manquent complètement, et tous les jours on est obligé d’abandonner quelque bête de somme. La route est bordée de carcasses d’animaux et d’ossemens humains. Ce spectacle effrayait d’autant plus M. Huc, que les forces de son compagnon de voyage allaient tous les jours s’affaiblissant. Lorsqu’il songeait qu’ils avaient encore deux mois de route à faire au plus fort de l’hiver, sans autre boisson que du thé à l’eau de neige, sans autre nourriture que de la farine d’orge, l’avenir lui paraissait bien sombre. Le fait suivant donnera une idée de la rigueur du froid. Aussitôt que le tsamba était cuit, les missionnaires en mettaient trois ou quatre morceaux encore bouillans dans un linge bien chaud et les plaçaient sur leur poitrine par-dessous leurs habits composés d’une robe en grosse peau de mouton, d’un gilet en peau d’agneau, d’un manteau court en peau de renard et d’une casaque de laine. Malgré cette précaution, durant deux semaines, les gâteaux de tsamba gelèrent chaque jour, et les missionnaires furent réduits à dévorer un mastic glacé, au risque de se casser les dents, pour ne pas mourir de faim. Au passage du Mourouï-oussou, la caravane put contempler environ cinquante bœufs sauvages pris par les glaçons en traversant cette rivière à la nage. Leurs belles têtes ornées de grandes cornes étaient encore à découvert, et la glace avait d’ailleurs une telle transparence, qu’on eût dit qu’ils nageaient ; mais déjà les aigles et les corbeaux leur avaient arraché les yeux.

Un jour que l’épuisement de leurs chevaux avait retenu MM. Gabet et Huc un peu en arrière, ils aperçurent, assis sur une grosse pierre et ne faisant aucun mouvement, un jeune lama mongol avec lequel ils avaient d’assez fréquentes relations ; ils l’appelèrent, il ne répondit pas ; ils s’approchèrent de lui, sa figure était comme de la cire ; ses yeux entr’ouverts avaient une apparence vitreuse, des glaçons lui pendaient aux narines et aux coins de la bouche. Ce malheureux était gelé. Les missionnaires l’enveloppèrent d’une de leurs couvertures et le