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H’Lassa, telle était la périlleuse entreprise que les pieux voyageurs s’étaient promis de mener à bien.

La traversée de France à Macao n’est qu’une petite affaire pour l’Européen qui se rend au Thibet. C’est lorsqu’on pénètre dans l’intérieur de la Chine que commencent les difficultés et les périls. La police chinoise est habile ; ses agens, aidés de nombreux satellites, savent déjouer les ruses les mieux ourdies, les précautions les plus sages et les plus minutieuses. De nombreux édits impériaux, que les mandarins sont tenus d’appliquer sous peine de déchéance, interdisent aux étrangers du Midi l’entrée du Céleste Empire. Le missionnaire y mène constamment la vie du proscrit[1] : les chrétiens ne le reçoivent qu’en tremblant, car, s’il est pris, la peine de mort peut être prononcée non-seulement contre lui, mais aussi contre ceux qui lui donnent asile. Traverser la Chine, c’est, on le voit, surmonter une difficulté de quelque importance. MM. Huc et Cabet, comme s’ils en tenaient peu de compte, n’ont jugé devoir commencer le récit de leur voyage qu’à la frontière chinoise, au-delà de cette gigantesque fortification nommée la grande muraille, que Thin-chi-hoang-ti fit construire, l’an 213 avant Jésus-Christ, pour arrêter les Huns.

De la grande muraille à H’Lassa, la route est longue. Si l’on prend la voie la plus directe, il faut avoir une escorte et des guides, car on devra escalader pendant trois ou quatre mois des montagnes couvertes de neige et bordées de précipices, où l’on trouve en guise de ponts des troncs d’arbre négligemment jetés d’un bord à l’autre ; si l’on préfère traverser la Mongolie, on visitera sur la route les royaumes tartares tributaires d’Ouniot, du Gechekten, de Tchakar, d’Efe, du Toumet, des Ortous, des Alechans, etc. ; un peu plus loin, on retrouvera des précipices et des montagnes, sans compter la mer Bleue. Si le fleuve Jaune n’est pas débordé, si la caravane sans laquelle il est à peu près impossible d’aller de la frontière du Thibet à H’Lassa arrive juste au moment désiré, si les chameaux ne succombent pas à la fatigue, si l’on échappe aux brigands et à la gelée, en un mot quand tout réussit à souhait, c’est un voyage de dix mois à peine. MM. Gabet et Huc ne purent le faire qu’en dix-huit mois.

Les missionnaires sont habitués à se contenter de peu ; quand ils ont le nécessaire, ils croient vivre dans le luxe. En Chine plus que partout ailleurs peut-être (car nulle part la persécution n’est aussi habile), ils s’habituent promptement aux plus dures privations. MM. Huc et Gabet

  1. Depuis le traité négocié par M. de Lagrénée, les missionnaires peuvent légalement séjourner sur certains points assez rapprochés du littoral ; mais les anciens édits subsistent toujours à l’intérieur, et les conventions nouvelles sont quelquefois violées là même où elles devraient avoir force de loi. Du reste, le voyage de MM. Huc et Gabet est antérieur au traité Lagrénée.