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les esprits au souffle de cette fausse idée de démocratie qui s’empare du monde, on aboutit, comme à une fatalité de nos malheurs, à cet épuisement de l’énergie intellectuelle, à cette dilapidation des dons sacrés de l’imagination, à cette déconsidération des facultés supérieures.

Quand enfin on aura songé à pourvoir à tous les besoins, à réparer tous les désastres, à relever tous les vaincus dans notre société assiégée et menacée, il faudra bien aussi ne point oublier cet autre vaincu resté sur le champ de bataille de nos passions, — l’art littéraire. Il faudra bien songer à fermer, s’il se peut, cette blessure large et béante faite à l’esprit en France par nos entraînemens et nos doctrines mortelles. Pensez-vous que ce ne fût rien aujourd’hui, pour réveiller le sentiment de la vie, qu’une belle œuvre, un beau poème, un beau travail d’imagination ou de science apparaissant dans son éclat imprévu ? Cette vie des lettres, comment renaîtra-t-elle ? Sera-ce par ces moyens matériels en quelque sorte, tels que le bienfait d’une loi protectrice sur la propriété littéraire, les encouragemens clandestins ou publics dont les gouvernemens disposent, la destruction de cette audacieuse piraterie de la contrefaçon, l’abolition de la censure ? Êtes-vous de ceux qui croient qu’avec un décret, la promesse d’un bénéfice honnête ou la suppression d’une entrave illusoire, on panse les plaies de l’intelligence ? Êtes-vous d’avis qu’il suffise de palliatifs et de remèdes de cette nature pour ranimer ces deux choses impalpables qu’on nomme la sécurité, la confiance en politique, — l’inspiration en littérature ?

C’est une des merveilleuses fortunes de l’art de ne point être soumis, dans ses prospérités et dans ses revers, à l’action de ces stimulans secondaires. La source de sa vie est ailleurs. C’est dans cette région invisible où fermentent et se transforment les passions, les tendances, les opinions d’une époque, qu’est le secret de la décadence ou du rajeunissement des littératures ; c’est dans ce drame de la vie morale d’un peuple que se cache, pour les lettres, le germe de la corruption ou le principe d’une fécondité nouvelle. Toute force, toute croyance, toute illusion généreuse même que vous rendez à la société, n’est-elle pas un élément vierge pour l’art, pour la littérature ? Et c’est ainsi qu’au fond ce qu’on nomme la question littéraire n’est qu’une des faces de la grande et populaire question sociale. Grands politiques si ardens et si prompts à assumer l’entreprise du bonheur des sociétés, si jaloux de tenter sur elles l’expérience de vos rêves, ce n’est pas assez d’appeler la poésie et les arts réunis à nos fêtes comme des convives qui peuvent encore faire honneur, de leur demander de beaux ouvrages, des chants ou des statues : ils vous répondront par des hymnes des rues, par la prose des Bulletins de la république, ou par ces images monstrueuses et grotesques qui figuraient à vos pompes païennes. Il faudrait commencer par purifier cette atmosphère