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jetant dans les bras de l’autre. Cicéron se rapprocha d’Octave et lui livra le sénat. Une fois maître de Rome, Octave s’empressa. De traiter avec Antoine ; son ambition était plus patiente que celle de César, et il n’avait pas soumis les Gaules ; tous deux formèrent avec Lépide le second triumvirat. On sait les gages sanglans qu’échangèrent les triumvirs ; la tête de Cicéron fut livrée à la rancune et aux vengeances d’Antoine, et aujourd’hui, après que les siècles ont passé sur les mânes apaisés de ces grands hommes, ce lâche abandon ternit plus le nom d’Auguste aux yeux de la postérité que l’usurpation de la puissance souveraine et l’asservissement de la patrie. Je n’écris point l’histoire de ces événemens : la grandeur du théâtre, la grandeur des acteurs, la grandeur des historiens, en ont fait l’entretien des générations ; la ressemblance sourde et confuse de l’époque romaine avec les destinées de notre pays depuis cinquante ans se retrouve dans la plus sèche analyse ; il serait puéril cependant de vouloir chercher dans chaque événement de l’histoire romaine une comparaison exacte, une chronologie qui s’accordât symétriquement avec les faits de notre propre histoire. C’est la marche générale des esprits, c’est l’atmosphère où ils se meuvent, qui sont les mêmes. Ce sont ces rapports que je voudrais surtout mettre en relief ; pour cette œuvre, les lettres de Cicéron sont d’un incomparable secours ; elles nous font vivre dans l’intimité de ces grands hommes et dans le secret même du temps ; elles en reflètent vivement toutes les incertitudes, les variations, le trouble. Ce n’est pas seulement l’histoire réelle et détaillée des choses, c’est un tableau animé, une analyse subtile et délicate des maladies morales du siècle de Cicéron et du nôtre. Cicéron les décrit d’autant mieux, qu’il les ressent toutes ; on ne naît pas impunément à ces époques de doute universel et de révolution dans les esprits ; le scepticisme et le découragement atteignent les ames les plus fortes. Il ne s’agit plus seulement de faire le bien, chose assez difficile à toute heure, mais de savoir où il est. L’énergie qu’on eût employée à l’action s’épuise à discourir sur ce qu’il faut faire. La vertu ne suffit plus à conduire l’homme ; les devoirs sont douteux et obscurs ; le bien, par certaines faces, ressemble au mal, et le mal a des côtés par lesquels il touche au bien : il faut mettre de l’esprit dans la conscience, et c’est un hôte dangereux à y introduire. Un écrivain moderne dépeint en termes pleins d’énergie cette situation et l’influence déplorable qu’elle exerce sur la conduite des hommes publics : — « Les personnages politiques de ces époque de trouble et de révolution sont inévitablement atteints par la contagion universelle ; il faudrait vivre dans la retraite pour maintenir la constance de son caractère, pour être jusqu’au bout loyal royaliste ou ferme républicain : mais, pour qui veut arriver et se mêler aux affaires, il faut renoncer à l’apparence même de la fidélité ;