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pour nous plaindre. Puis l’artiste s’inspire de ce qu’il voit, et tout ce qu’on voit aujourd’hui de la France appelle assez naturellement la critique. D’ailleurs, le don de saisir à ce degré le ridicule et de le faire passer tout d’un trait dans l’esprit d’un auditoire est un de ces talens qui dominent ceux qui le possèdent. Le sarcasme est comme l’enthousiasme de l’antiquité, il maîtrise le devin qu’il anime. Je soupçonne fort M. de Saint-Priest de ne pas être au fond si sévère pour la France, ni même pour son état social et politique, de ne pas désespérer autant de nous que sa verve moqueuse le ferait souvent penser. Les écrits qui l’ont illustré, à défaut d’autres preuves, viendraient à notre aide dans cette supposition. L’écrivain qui, dans l’Histoire de la conquête du royaume de Naples, nous a montré la France toute-puissante en Europe, par l’ascendant du génie et des armes, dès le temps même de saint Louis, bien avant les malheurs de Crécy et d Azincourt, qui nous fait retrouver ainsi tout un premier siècle de gloire enseveli dans les ténèbres qui l’ont suivi, sait mieux que personne qu’une nation douée d’une telle force de vie peut avoir plus d’une éclipse sans toucher encore à son déclin. Sans chercher de démonstration ailleurs que dans l’occasion présente, plus d’un passage de son discours, et entre autres le parallèle entre M. Ballanche et M. de Maistre, ce morceau capital qui résume toute la pensée de l’orateur, suffirait pour protester contre le caractère de désenchantement un peu trop général dont certains traits sont empreints. M. de Saint-Priest, qui reproche si sévèrement à M. de Maistre d’avoir maudit la France, ne voudrait pas faire quelque chose d’analogue en la décriant tout-à-fait.

Cette comparaison était appelée par le sujet même. On ne pouvait faire l’éloge de M. Ballanche sans parler de M. de Maistre qu’il a tour à tour admiré et combattu. Élevés dans les mêmes opinions monarchiques et religieuses, éprouvant au spectacle des mêmes horreurs une même indignation, attirés l’un et l’autre par une aspiration pareille vers une philosophie plus profonde que celle qui avait enivré le XVIIIe siècle, M. Ballanche et M. de Maistre étaient entrés de bonne heure, même sans se connaître, dans cette correspondance secrète qui, d’un bout du monde à l’autre, unit les esprits d’élite. Les considérations éloquentes que le bruit éloigné des massacres de Paris inspirait à l’émigré savoyard à la cour de Saint-Pétersbourg retentissaient dans le cœur de l’humble bourgeois de Lyon, qui avait vu le sang couler à flots pressés dans les rues de sa ville natale. Devant cet assemblage effrayant de gloire et d’iniquités, dans ces alternatives d’héroïsme et de fureur, entre le bruit du canon de Jemmapes et les cris des victimes de l’Abbaye, l’un et l’autre durent se poser cette question redoutable, qui n’est pas encore résolue : Mais qu’est-ce, donc que cette révolution