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on pressent un râclement de guitare près de la voix la plus rauque et la plus avinée.

Mais voilà de belles affaires qu’à propos de manolas j’allais me faire avec l’aristocratie féminine du quartier de Lavapiés, du quartier des Vistillas et du quartier des Maravillas ! Toutes les manolas, hâtons-nous donc de le dire, ne vont pas prendre le frais aux environs de la Puerta del Sol. C’est même là une infime minorité, où il se glisse, qui plus est, de fausses manolas ; car telle est la popularité dont jouit à Madrid le beau monde manolesque, qu’on lui fait les honneurs du plagiat. Quelle aristocratie oserait en dire autant dans ce temps d’aristocraties déchues ou écroulées ? La manola de bon aloi, celle qui règle le goût aux courses de taureaux, et qui, les jours de romeria et de verbena[1], éblouit un public souriant par le luxe insensé de couleurs, de pompons, de grelots dont resplendit et bruit l’équipage improvisé qui la transporte avec sa suite au bord du Manzanarès ou sur la route du Pardo, cette manola est une respectable commère qui n’a vendu de sa vie que des melons « d’Hanovre » ou des oranges « de la Chine, » et mène haut la main ses filles et leurs galans. Celles-ci ne résistent guère à l’offre d’une orangeade chez le glacier valencien du coin ; mais il serait présomptueux de leur parler sentiment quand on ne porte pas une veste de velours aux boutons de verre, une écharpe de soie aux reins et une épinglette d’argent à la chemise, trois conditions, essentielles du dandysme manolo :

Si algun galan boquirubio
Babeando tràs se và
Se revuelve, tuerce et morro
Y le dice : Arrè allà !
Que no gusto de parola…

« Si quelque muguet, la bouche en cœur, — va mignardant après elle, — elle se retourne, tord son museau - et lui dit : Arrière ! — je n’aime pas les fariboles… »

Et la manola, à tout prendre, fait preuve de bon goût en préférant les « fariboles » du manolo. L’élégance, qui, pour les femmes, est en Espagne de tous les rangs, s’est réfugiée, pour les hommes, dans les rangs du peuple, qui s’en prévaut, car on le lui rappelle tous les jours. Chez nous, l’ouvrier s’endimanche en « bourgeois, » tout en jurant haine à la bourgeoisie, tandis qu’en Espagne c’est le bourgeois à prétentions qui s’endimanche volontiers en majo, en dandy populaire. Envieux et plagiaire partout ailleurs, le peuple est, en Espagne, orgueilleux de lui-même, voire un peu exclusif. Faites donc ici de la propagande démocratique et sociale ! Pour en revenir à l’éloignement

  1. Pèlerinages et fêtes patronales.