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Bem voulait livrer bataille le lendemain, lorsque l’on vint lui dire que ses officiers, séduits par les lettres et les proclamations de Georgey, avaient entraîné une grande partie de l’armée, et qu’au lieu de songer à se battre, les troupes se préparaient à se rendre aux Russes. Bem adressa alors au général Lüders la demande d’un armistice pour traiter, disait-il, de la capitulation de son armée. Puis, sans attendre la réponse, ayant confié le commandement des troupes magyares à l’un de ses lieutenans, suivi seulement de deux mille cavaliers dévoués, il se dirigea vers la frontière de Turquie, où Dembinski, la légion polonaise, Kossuth et quelques milliers de Magyars l’avaient précédé.

La défaite de l’insurrection était consommée. Aux cris patriotiques, au bruit des armes tirées pour une cause sans équité, mais non sans poésie, avaient succédé les cris d’elien Magyar[1] ! vive le Magyar ! poussés par les soldats russes, et ceux de vivent les Russes ! renvoyés par les soldats soumis de l’armée magyare. Voilà donc où en était venu un peuple généreux, enthousiaste, doué de toutes les brillantes qualités du cœur ! voilà où il en était venu sous l’impulsion de chefs pour la plupart honnêtes et désintéressés, mais sans justesse dans les vues, sans énergie dans les résolutions ! Par une loi de l’histoire, cette noble nation était dans une impasse où elle devait nécessairement se voir poursuivie un jour par des adversaires plus nombreux et dépouillée de ses vieilles conquêtes. Ses chefs, s’inspirant de son orgueil au lieu de l’éclairer, aiguillonnant son ambition au lieu de lui parler de prudence, l’avaient précipitée en aveugle et avant l’heure vers la borne fatale où ses destinées devaient s’arrêter et peut-être se briser. Sous la menace de ce désastre, il avait suffi des flatteries de la diplomatie russe pour tourner les têtes égarées par le malheur, et pour faire que la Hongrie, naguère ardemment hostile au panslavisme, se jetât en suppliante aux pieds du czar.

Ah ! certes, l’erreur ne pouvait pas durer long-temps ; les illusions auxquelles on s’était livré sur la foi des agens russes devaient s’évanouir dès le lendemain de la soumission. On sait comment la Russie a tenu ses promesses. Elle s’est contentée d’obtenir la vie sauve pour ceux des officiers magyars qui avaient le mieux servi ses projets, et d’appuyer mollement à Vienne l’idée de l’unité hongroise, trop incompatible avec la nouvelle situation de l’Autriche pour être adoptée par cette puissance. La Russie n’aura donc donné aux Magyars qu’une preuve de bienveillance à peu près stérile. Tous ceux d’entre les Magyars qui ont retrouvé le sang-froid du raisonnement comprennent

  1. On s’était apparemment donné la peine d’apprendre aux Cosaques le sens du mot hongrois elien.