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il les chasse à coups de cravache. Il est reconnu par un officier autrichien qui s’avance à son tour contre les deux pièces ; trente fusils sont braqués sur la poitrine du général polonais ; il ne reçoit qu’une balle à la main, et, se redressant sur son cheval, il semble dire : « C’est bien moi, et je vis. » - « C’est le diable, » disent les trente soldats ; ils jettent leurs armes et courent encore. Bem profite de l’incident pour entraîner ses troupes ; il reprend les canons qu’il a perdus, et le voilà courant vers un autre champ de bataille au bruit retentissant de ces attelages qui ébranlent le sol et les coeurs. Si Bem eût été secondé par une armée régulière, si, à côté de ses Polonais infatigables et de ses impétueux Szeklers, il eût eu quelques vieux régimens, il aurait long-temps défendu la Transylvanie contre les Austro-Russes. Cet avantage lui manqua. Quelles que fussent sa valeur personnelle, sa science en matière d’artillerie et son habileté à dresser des embûches ingénieuses, il avait peu de moyens de se soutenir. Si un jour, avec quinze cents hommes, il pénétrait en Moldavie et détruisait plusieurs régimens russes, quelques jours plus tard, ses troupes, officiers et soldats, l’abandonnaient et le laissaient seul sur le champ de bataille. C’était à Schesbourg. Il avait attaqué hardiment le général russe Lüders ; la victoire semblait décidée en faveur des Magyars. Une centaine de Cosaques, suivant leur habitude de n’aborder point l’ennemi en face, se présentent et caracolent sur les flancs des hussards szeklers avec leurs cris aigus et sauvages. Surpris de cette manœuvre et de ce barditus analogue à l’ancien chant de guerre des Germains, les hussards se croient tournés par tout un corps, font un mouvement de retraite et entraînent avec eux l’armée entière. Bem veut en vain les retenir. Quelques-uns de ses officiers essaient de l’arracher à l’affût d’un canon auquel il se cramponne en disant : « Je reste. » Blessé et épuisé de fatigue, il tombe entre deux pièces. Les Russes, tout à l’heure battus, croient à une ruse de guerre, et n’osent avancer. Cependant les Magyars se retirent en désordre au prochain village, et répandent le bruit de la mort de leur chef ; la terreur est au comble. La population se prépare à la fuite. Quelques heures se passent, et, comme l’on n’apercevait aucun symptôme de l’arrivée des Russes, deux soldats, mus par une pensée d’attachement, retournent sur le champ de bataille pour y chercher leur général parmi les morts. Ils le retrouvent étendu à terre entre ses deux pièces, et le rapportent au village. Il fallut bientôt songer de nouveau à fuir ; les Russes, après l’hésitation d’une journée, avaient repris leur marche en avant, tout étonnés d’être vainqueurs lorsqu’ils se croyaient battus. Bem se replia sur Hermanstadt, qui était aux mains de l’ennemi, s’en empara par surprise, et, quelques jours après, en fut chassé à son tour par les Russes, qui avaient là, comme on s’en souvient, une honte à effacer.