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quatre-vingt-mille hommes. Par suite d’une conception singulière, Georgey, qui avait combattu l’idée de marcher sur Vienne alors qu’on le pouvait, proposait un plan opposé à celui de Dembinski. Georgey eût voulu que l’on quittât la Transylvanie, que l’on concentrât toutes les forces du pays autour de Comorn, de Raab et de Waitzen, pour tenter par là une expédition désespérée sur Vienne. Outre l’imprudence d’exposer l’armée magyare à être anéantie en quelques jours par des troupes régulières supérieures en nombre, les projets de Georgey rencontraient un grave obstacle ; les Szeklers, qui formaient le noyau de l’armée de Rem, refusaient de quitter la Transylvanie. Ils étaient prêts à se battre dans les montagnes, sur un sol bien connu d’eux, au seuil de leurs foyers. C’était peine perdue de leur demander davantage. Quiconque eût prétendu les conduire dans ces régions éloignées, où les plans du général Georgey les appelaient, eût été bientôt abandonné. Les combinaisons de Dembinski eussent donc assuré aux Magyars une forte position stratégique en même temps qu’elles leur eussent donné le moyen d’utiliser l’ensemble de leurs forces, tandis que les plans de Georgey avaient l’inconvénient de placer l’armée sur un terrain sans aucun avantage et de dissoudre le corps du général Bem.

M. Kossuth, qui parfois montrait des prétentions militaires, avait de son côté son plan, et ce n’était pas le moins extraordinaire. « Je veux étonner l’Europe ! » avait-il dit dans une de ces explosions de beau langage qui lui étaient familières. Le président de la Hongrie voulait en effet, soit que l’on marchât sur Vienne suivant le plan de Georgey, soit que l’on se précipitât sur la Gallicie pour insurger la Pologne, soit enfin que l’on descendît en Italie pour y relever la révolution abattue. Remarquez que cela se passait au moment où les Russes étaient déjà en ligne, où les Autrichiens reprenaient l’offensive, où l’armée magyare, démoralisée par l’anarchie de ses chefs et par la présence d’un ennemi redoutable, était fatalement condamnée à la défensive.

M. Kossuth sortit enfin de ce rêve, et ouvrit les yeux ’au bruit du canon austro-russe qui croisait ses feux sur toute la frontière de la Hongrie. On supplia Dembinski de reprendre du service, et, comme il refusait le commandement en chef, on recourut à un expédient qui semblait avoir l’avantage de ménager les susceptibilités de Georgey. On choisit pour généralissime Messaros, ancien ministre de la guerre, homme de bravoure et d’honneur, sans autre mérite, et l’on plaça Dembinski sous ses ordres en qualité de major-général, avec le commandement réel. La difficulté était de décider Georgey à l’obéissance. Il était sous les murs de Comorn, profondément engagé dans la lutte où il devait user inutilement ses troupes. Messaros quitta Pesth pour aller le rejoindre et lui porter des instructions conformes au premier