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pour sa rude intelligence, un sens très précis. Autrefois, on entendait dire de temps à autre : Dans tel village de tel gouvernement, les paysans se sont soulevés et ont brûlé leur seigneur. C’étaient des accidens isolés que provoquait l’égarement de la misère. Depuis 1846, ce, qui n’était que le sentiment de la douleur et de la haine tend à devenir le sentiment d’un droit. Sur toute la frontière méridionale de la Russie, les paysans ont été gratifiés de la terre qu’ils cultivaient à titre de sujets, — c’est le nom par lequel à la fin du dernier siècle on a remplacé celui de serfs ; — les serfs russes comprennent l’esprit de ce fait, qui les touche dans leurs intérêts les plus sensibles.

Le czar avait, on le voit, quelques raisons de craindre l’insurrection de Hongrie comme un dangereux voisinage. Toutefois il était beaucoup plus touché encore de la belle occasion qui s’offrait à lui d’accroître cette vaste puissance, accoutumée depuis un demi-siècle à être servie à souhait par l’esprit révolutionnaire. La Russie s’est établie dans l’empire ottoman en secondant la révolution contre les Turcs ; elle allait essayer de prendre pied dans l’empire d’Autriche en appuyant le pouvoir contre la révolution. Que d’ailleurs on ne le perde pas de vue nous sommes en Hongrie, en pays slave ; la guerre a été provoquée par les Slaves. Si ces Slaves, depuis la dissolution de la diète de Kremsier, ont pris une attitude défiante envers à l’Autriche, ils ne sont pas pour cela réconciliés avec les Magyars. Plus ceux-ci remportent de succès, plus ils deviennent orgueilleux et menaçans. Les Slaves ont donc plus que jamais besoin d’un appui qui les délivre une fois pour toutes du magyarisme. C’est ce moment-là que le czar saisit pour prêter le concours de ses armes à l’empereur d’Autriche. La Russie va combattre la révolution magyare, et en même temps elle fait savoir aux populations de sa race que le czar pense ardemment à ce cher objet de ses préoccupations paternelles. Le czar aide les Slaves en même temps que l’empereur d’Autriche, et le gain est double pour la Russie dans cette intervention en apparence si désintéressée.

Les Magyars se faisaient donc de singulières illusions. Ils croyaient l’Autriche abattue, et l’Autriche se relevait par d’habiles concessions au slavisme. Ils croyaient l’intervention russe impossible en Hongrie, et cette intervention allait s’accomplir. Cette double erreur explique la confiance avec laquelle M. Kossuth recourut à des expédiens diplomatiques, lorsque la question ne pouvait plus se dénouer que sur le terrain militaire. Par suite de cette fausse manœuvre, le gouvernement de Pesth compromit à la fois sa diplomatie et son armée : l’une, dans des négociations impraticables ; l’autre, dans des tâtonnemens et des hésitations que la gravité du moment ne permettait pas.

Les premières opérations de l’armée magyare, à la veille de l’arrivée des Russes, témoignèrent de l’anarchie qui régnait dans les conseils du