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sous leur ancien régime après leur avoir donné à espérer des droits nouveaux, s’écriait : « Malédiction sur le jour qui nous a vus naître ! Nous, nos femmes, nos enfans et nos chaumières, nous sommes livrés sans pitié au régime exceptionnel ; devenus partie intégrante de l’armée impériale, la discipline militaire est notre seul code civil… Les innombrables cohortes des contingens croates qu’on voit sans cesse défiler, pareilles à une migration de peuples, ne pèsent que comme de légers brins de paille dans la balance de la justice autrichienne… Où trouverait-on dans le monde un peuple aussi complètement paria, et quels malheurs peuvent se comparer aux nôtres ? »

Ainsi parlaient les alliés de l’Autriche. De Prague à Agram, c’était un feu croisé de récriminations véhémentes, de menaces sans ménagement. Il devenait urgent d’arrêter ce mouvement redoutable, et c’est ce que l’Autriche sut faire avec une remarquable adresse au moment où les Magyars la croyaient déjà près de sa ruine. Le cabinet autrichien avait à apaiser d’une part l’irritation des Slaves, et de l’autre à dompter l’insurrection hongroise. A l’égard des Slaves, il se mit sans peine à couvert par de nouvelles flatteries ; à l’égard des Hongrois, il prit une décision qui put coûter à sa fierté, mais que les circonstances ne lui permettaient plus d’ajourner : il invoqua le concours des armées du czar. Il sut, au reste, mettre en avant un prétexte spécieux. L’Autriche, en faisant appel à l’alliance russe, semblait moins solliciter une faveur que proposer une ligue dans un intérêt commun contre la coalition des Polonais et des Magyars.

La Russie, de son côté, ne pouvait manquer d’accueillir favorablement les ouvertures du cabinet de Vienne. Elle songeait à sa sécurité au dedans et à son influence au dehors. Il est évident que les événemens survenus depuis le mois de janvier 1849 en Hongrie, les succès de Bem et de Dembinski, le triomphe des Magyars grandi par la renommée complaisante, avaient créé dans la Pologne russe, sinon une effervescence menaçante, du moins de sourdes agitations. La police y redoublait de vigilance. Non-seulement les armes à feu étaient sévèrement prohibées, on allait jusqu’à exercer une surveillance particulière sur les instrumens de travail et les ustensiles de ménage qui auraient pu servir d’armes à un moment donné. Cependant le sol tressaillait comme de lui-même sous un ciel qui commençait à se charger de nuages. D’ailleurs, si solidement que la Russie proprement dite paraisse assise sur sa base, elle a aussi ses difficultés intérieures, ses plaies sociales, qui, pour être moins en évidence que celles des sociétés de l’Occident, n’en sont pas moins profondes. Depuis la guerre affreuse de 1846 en Gallicie, depuis l’émancipation des paysans et l’abolition des corvées en Autriche par suite de la révolution de mars, le paysan russe a lui-même l’esprit préoccupé de ces mots, qui ont commencé à prendre,