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au spectacle de tant de folies, de chimères, de blasphèmes, des esprits élevés ont pu croire à une décadence morale, prélude sinistre d’une décadence politique et d’une dissolution universelle. Je ne partage point, mais je comprends ce trouble de plus d’un noble cœur. Ils ont pu se dire avec amertume : Qui nous assure que le genre humain ne fait pas fausse route depuis trois siècles ? De Luther à Descartes, de Descartes à Voltaire, de Voltaire à Sieyès et à Mirabeau, qu’a-t-il fait, sinon de frapper à coups redoublés sur le même adversaire ? et cet adversaire, c’est l’autorité. D’abord, l’autorité religieuse, puis l’autorité philosophique, puis enfin l’autorité politique, chacune a eu son tour. Tout ce qui contient les hommes, tout ce qui les classe et les dirige a été abattu. À la place de cette hiérarchie régulière, de ces rapports définis de l’ancienne société, s’agitent sous un brutal niveau une multitude d’atomes humains animés d’un désir effréné de jouissances qu’aucune force ne peut ni satisfaire ni modérer, foule mobile, aveugle, insatiable, ingouvernable.

Voilà des pensées, voilà des doutes auxquels peu d’esprits sérieux ont pu entièrement se dérober. Eh bien ! je le dirai sans détour, ne pas comprendre ces doutes, ce serait de l’aveuglement ; mais je me hâte d’ajouter que ne pas les vaincre en soi-même, ce serait de la faiblesse.

Quoi ! dirai-je à ces esprits abattus, auriez-vous bien le triste courage de renier, dans la seconde moitié de votre vie, cette même cause que votre jeunesse et votre maturité ont aimée et servie ? Quoi ! cette noble philosophie de Descartes, qui séduisit la haute intelligence de Bossuet, le ferme esprit d’Arnaud, l’ame tendre et pure de Fénelon ; quoi ! cette science admirable qui, sur les pas de Galilée, de Newton, de Leibnitz, de Linnée, de Buffon, a dévoilé à l’œil de l’homme les secrets de la terre et les profondeurs des cieux ; quoi ! cette liberté sainte qu’adorèrent Turgot et Montesquieu ; ces droits de l’homme dont la Constituante a écrit la charte impérissable, vous renierez toutes ces conquêtes scellées des souffrances et du sang de nos pères ! A qui persuaderez-vous que la Providence ait mis tant de beaux génies, tant de découvertes, tant de vertus, au service du mal ?

Vous contemplez avec tristesse cet appétit sans mesure du bonheur qui fait, je l’avoue, un des traits distinctifs de notre âge ; mais, à côté de ce désir souvent brutal, n’y a-t-il point un noble sentiment de justice qui veut appeler tous les hommes à la lumière, à la liberté, à l’exercice des plus nobles droits ? Après tout, l’aspiration au bonheur est légitime en soi ; elle est un des instincts que la Providence a mis au cœur de l’homme. Est-ce en vain que Dieu a fait la nature si riante et si belle ? est-ce en vain qu’il a donné à l’amour et à l’amitié un