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Cette indépendance remarquable des parties du corps d’un même animal, cette diffusion étrange des facultés de perception et de volonté raisonnée dans toutes les parties du système nerveux, ne sont pas exclusivement réservées aux annelés proprement dits. On les retrouve jusque chez les insectes, c’est-à-dire jusque chez des animaux dont la complication organique dépasse sous bien des rapports ce qui existe chez l’homme lui-même[1]. Les expériences de Dugès ne laissent aucun doute sur ce point. Imitez cet habile naturaliste, qu’une mort prématurée a seule empêché peut-être de se placer au premier rang de nos savans contemporains, enlevez successivement à une mante prie-Dieu la tête et la partie postérieure du corps : le corselet (prothorax) resté seul vivra encore près d’une heure, quoique ne renfermant plus qu’un seul ganglion. Essayez de le saisir, vous verrez aussitôt les pattes ravisseuses de l’animal se porter vers vos doigts et y imprimer profondément les puissans crochets dont elles sont armées. Le ganglion abdominal, qui seul anime l’anneau, a donc senti les doigts qui pressent le segment ; il a reconnu le point serré par un corps étranger ; il veut se débarrasser de cette étreinte ; il dirige vers le point attaqué ses armes naturelles et en coordonne les mouvemens. Ce ganglion, quoique complètement isolé, se comporte donc comme un cerveau complet.

Nous voilà bien loin de cette science qui s’acquiert dans les livres et dans les cabinets, bien loin de celle que donne l’étude, même la plus consciencieuse, des animaux supérieurs. Nous voilà surtout bien éloignés de ces naturalistes qui ne tiennent compte que des caractères extérieurs, et pour qui une peau de mammifère ou d’oiseau passablement bourrée d’étoupes a toute la valeur de l’animal entier. Malheureusement, jusque dans les positions les plus élevées de la science, on trouve encore un trop grand nombre de ces représentans du passé. Les propagateurs des idées nouvelles ont à vaincre à la fois des préjugés respectables, parce qu’ils sont sincères, et une malveillance intéressée ; mais ces idées ont pour elles l’irrésistible force de la vérité. En dépit des influences hostiles, chaque jour elles font quelque progrès nouveau, chaque jour elles comptent quelques prosélytes de plus dans la génération qui s’élève, et le moment n’est pas loin où les efforts de leurs ennemis ne feront que rendre plus éclatant un triomphe désormais assuré.


A. DE QUATREFAGES.

  1. Lyounet, dans son admirable Anatomie de la Chenille du saule ; M. Strauss-Durkheim, dans son Anatomie du Hanneton, ont mis hors de doute ce résultat général. Cuvier a appelé le premier de ces ouvrages le chef-d’ceuvre de l’anatomie et de la gravure. En parlant du second, il déclare que c’est le seul qui puisse être comparé à celui de Lyounet.