Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 5.djvu/146

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

La marquise étouffa, en frémissant, un cri de rage ; elle sentait que cet homme, dont elle s’était si long-temps moquée, prenait maintenant sa revanche. Rendons justice à M. Levrault : s’il se raillait avec joie de la marquise, s’il savourait sa vengeance avec délices, il y avait pourtant dans ses paroles une part de sincérité. Il se trouvait bien au château Levrault ; après tant d’orages et de traverses, le repos était pour lui un véritable bonheur qu’il pouvait vanter sans mentir. Pareil au naufragé qui vient de toucher la plage, il bénissait la Providence qui l’avait sauvé, et ne songeait pas à regretter ses trésors engloutis par les flots. Sa mission à Berlin, si imprudemment acceptée, l’avait guéri à jamais de toute ambition, et surtout de l’ambition diplomatique. Si parfois il lui arrivait de jeter un regard mélancolique sur son habit brodé, il lui suffisait, pour dissiper sa tristesse, de porter les yeux sur la cotte de mailles de François Ier, suspendue au pied de son lit. L’opulence lui avait suscité tant d’ennuis, tant de tracas, tant de déboires, qu’il se résignait sans effort à la médiocrité. Les débris de la dot de Laure, réunis aux débris du domaine de La Rochelandier, permettaient à la petite colonie de vivre assez doucement ; M. Levrault n’en demandait pas davantage. Le malheur avait développé en lui un bon sens, une sagesse inattendue. Lui qui avait mordu à tant d’hameçons, qui s’était laissé prendre dans tant de nasses, instruit à ses dépens, prudent comme un vieux brochet qui a dix fois rongé les mailles du filet, il passait fièrement devant le piège et riait au nez du pêcheur. Loin du bruit de l’émeute, débarrassé de Timoléon qu’il espérait bien ne jamais retrouver, il se félicitait chaque jour de la sécurité profonde où s’écoulait sa vie. Cette paisible vallée lui semblait un asile impénétrable que le vent furieux des révolutions ne viendrait jamais troubler. Autour de lui, tout était tranquille. Les folles espérances de la marquise avaient été bien vite déçues ; Gaston, loin de partager l’aveuglement de sa mère, s’était appliqué sans relâche à pacifier les esprits. Il comprenait que le rôle de la Vendée était fini, en présence de la France entière appelée à se prononcer sur sa propre destinée. Cependant M. Levrault n’avait pas encore épuisé la coupe des tribulations.

Après une trêve de quelques jours, la marquise désappointée avait repris le ton agressif, l’attitude provoquante. M. Levrault, qui, loin du danger, n’avait plus aucune raison pour garder ses principes républicains, les proclamait pourtant, les défendait avec acharnement, pour taquiner, pour exaspérer la marquise. Entre ces deux amis, tout était sujet de querelle. Chacun des portraits qui décoraient le salon suggérait à M. Levrault une foule d’épigrammes qui, sans être bien acérées, harcelaient son adversaire comme autant de coups d’épingle. Ils passaienttpresque toutes leurs soirées en tête à tête. Chose étrange ! ils se détestaient mutuellement et ne pouvaient vivre l’un sans l’autre. Ils s’ai-