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s’étaient acheminés vers la mer Rouge dans l’intention de le rejoindre. La veille du jour où le bateau allait lever l’ancre un voyageur attardé rencontra Ismaël, qui l’aborda avec la formule accoutumée : Very good dunkey, sir !

— Ton âne est-il vraiment bon ? demanda l’étranger.

— Excellent, répondit l’ânier.

En ce cas, partons ; si tu me mènes à Suez en vingt-quatre heures, je te paie la valeur de ta bête !

Ismaël accepta cette offre avec empressement ; le voyageur arriva à Suez au moment où le canon annonçait le départ du steamer, si bien qu’il eut le temps de prendre une barque et d’atteindre le paquebot qui se mettait en marche. Pendant cette course forcée de vingt-quatre heures, Ismaël ne s’était guère reposé, la fatigue l’accablait ; il se coucha et dormit long-temps. Quand il s’éveilla ; son âne était encore étendu sur la paille ; la pauvre bête ne devait plus se relever !

— Béni soit Dieu qui m’a conduit s’écria Ismaël. Voici la route qui mène aux pays dont j’ai tant de fois entendu parler, je la suivrai. Je reviendrai avec des pièces d’or plein ma ceinture, je roulerai sur ma tête le turban de mousseline, je jetterai sur mes épaules le cafetan brun comme les marchands du Caire. Fatimah ne sera plus aveugle !… Ma voix aura changé, et elle ne me reconnaîtra plus ; mais le bâton de palmier qu’elle a laissé sur le sable, je l’ai toujours ! — Là-dessus, il alla trouver un de ses camarades qui retournait au Caire. — Tiens, lui dit-il, voici le prix de mon âne ; porte-le à mon maître. Au revoir ! chien qui court trouve sa vie ! Un jour je reviendrai, s’il plaît à Dieu !


V. – LE NAKODA.

Assis sur le bord de la mer Rouge, au fond de la baie où l’Asie et l’Afrique mêlent leurs sables, Ismaël regardait les grèves immenses que la marée, en se retirant, laissait à découvert. Les eaux rougeâtres et troublées du golfe Arabique ne lui rappelaient guère les flots si bleus de la Méditerranée. Suez, qui ressemble à une ville pétrifiée, ne lui donnait point un avant-goût des pays merveilleux si vantés par les voyageurs. Derrière lui campaient des chameliers arabes qui retournaient en Syrie ; ils rangeaient leurs armes en faisceau, faisaient sortir leurs femmes des cages dans lesquelles ils les transportent comme des captives ; puis, le repas achevé, ils reprenaient leur chemin, disparaissant bientôt dans les plaines sans bornes du désert comme une troupe d’oiseaux dans l’immensité du ciel. Ces nomades ne lui paraissaient aller ni assez vite, ni assez loin. Il n’avait nulle envie de les suivre ; ne pouvaient-il