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plongeaient leur museau dans le chaudron où cuisait le dourrah[1], le vieux paysan accusait Ismaël d’avoir prélevé double part sur le souper. L’âge et la pauvreté faisaient de ce couple souffrant des maîtres peu charitables. Trop craintif pour braver les paroles amères et les réprimandes qu’il n’avait pas méritées, Ismaël dévorait à la porte sa maigre pitance. Ces splendides soirées d’Égypte où l’on voit les étoiles s’allumer tout à coup sur la voûte sereine du firmament, le pauvre enfant les passa souvent à pleurer, assis contre les parois de la cabane, et en vérité il eût été difficile de rencontrer plus de misère sous un ciel plus enchanté.

Dès que les champs commençaient à se couvrir de moissons, Ismaël était chargé de les garder. On lui remettait une fronde avec un sac rempli de cailloux, et, ainsi équipé, il allait se placer, pour faire sentinelle, sur un tertre qui dominait la campagne. Les oiseaux s’abattalent-ils en troupes sur les épis jaunissans, il frappait dans ses mains, poussait des cris et faisait siffler sa fronde. C’étaient là ses instans de bonheur ! Heureux de sa liberté, il promenait sur les plaines verdoyantes un regard épanoui. Le gazouillement des volatiles qu’il effrayait avec ses pierres le ravissait ; le croassement des corneilles lui semblait un doux chant comparé aux gronderies éternelles de la vieille femme qu’il avait laissée au logis. Que lui importait ce soleil de feu tombant d’aplomb sur ses épaules ? Mille pensées que la privation et la contrainte avaient refoulées au fond de son cœur s’éveillaient tout à coup et agitaient sa jeune tête. Cloué sur l’étroit espace où il était réduit, pour tout mouvement, à tourner sur lui-même, il se dressait sur la pointe des pieds pour découvrir au-delà de son horizon de chaque jour. Dû côté de la plaine passaient des chanteaux chargés qui se déroulaient en longues caravanes, ne montrant que leurs têtes au-dessus d’un nuage de poussière. Du côté du fleuve, par-dessus la ligne de saules et de roseaux qui marque la rive, glissaient au loin les voiles des barques. Sur le ciel volaient en tourbillonnant les oiseaux pillards attirés par les moissons ; le long des fossés pleins d’eau couraient les bécassines et s’abattaient les cigognes. Autour de lui, tout marchait et se mouvait librement. Qui donc l’enchaînait sur ce tertre, comme un mannequin planté au bout d’un bâton pour faire peur aux corbeaux ? Et, tout en rêvant, il écoutait la brise murmurer dans les blés.

Quand il revenait le soir, après ces journées passées au grand air dans une indépendance complète, combien lui paraissait plus triste encore cette cabane obscure, enfumée, au fond de laquelle il n’apercevait que les figures mornes et revêches du vieux paysan et de sa femme ! Peu à peu, l’idée de fuir s’empara de lui plus vivement. Le besoin de

  1. Espèce de mil cultivé en Égypte et dans l’Inde.