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pas rendre, et il passe beaucoup de privilèges à la personne en considération de l’utilité de la fonction. Il croit même de bon goût d’y être très généreux, car la fonction n’est pas commode entre les tentations de la puissance et les étroites limites des attributions. Il sait d’ailleurs que la royauté n’est un privilège ni contre les soucis, ni contre les chagrins, ni contre les maladies, et que cette personne souveraine n’est, à vrai dire, qu’un otage auguste que la liberté tient en prison dans un palais.

Le même attachement raisonné à la royauté fait consentir les classes moyennes au maintien du privilège le plus exorbitant de l’aristocratie, le droit d’aînesse : Croit-on que la nation manque de libres penseurs pour en apercevoir les mauvais côtés, ou d’esprits assez hardis pour les attaquer ? Mais la majorité, tout en voyant par où ce privilège peut offenser la nature, voit par où il sert la liberté, en fortifiant l’hérédité du trône par l’hérédité des familles aristocratiques. Les majorats, considérés au point de vue de la liberté, sont presque plus une propriété de l’état que du citoyen, et cela devrait toucher les démocrates, qui veulent faire de l’état le propriétaire unique et universel. L’état les transmet à l’aîné pour qu’ils soient dans ses mains les arcs-boutans de l’hérédité de la couronne. Ils supportent d’ailleurs leur part de l’impôt et ils sont grevés de charges héréditaires auxquelles ne peut se soustraire leur possesseur viager. Voilà ce que tout honnête bourgeois anglais sait voir, au lieu de se choquer des guinées que dépense l’aîné, tandis que ses cadets cherchent fortune[1]. Dans les aînés eux-mêmes, il voit, au lieu de la poignée d’oisifs ou d’incapables qui déshonorent leur privilège, une classe d’hommes politiques qui apprennent la politique, non sur le tard, comme nous, ni aux momens que leur laissent d’autres professions, mais dès les premières études ; ce qui fait qu’en général ils s’y connaissent ; bien différens de nous, qui ne sommes peut-être si mobiles en politique que parce que nous y sommes toujours novices.

Je ne fais point l’apologie du droit d’aînesse ; je ne dis même pas : L’institution est bonne là où elle est possible ; j ’explique comment les Anglais sont assez jaloux de la liberté pour s’accommoder de la royauté et pour souffrir le droit d’aînesse, et par quel effet de l’intelligence politique chez les classes moyennes elles sacrifient à ce bien réel et suprême des nations civilisées l’ombre d’un autre bien, l’égalité, cette chimère à laquelle tant de gens, parmi nous, sont tout prêts à sacrifier la liberté.

  1. Les cadets sont tout les premiers à trouver du bon dans le privilège de l’aîné, non pour les dédommagemens en places bien rétribuées qu’ils doivent à son influence, mais par esprit politique ; et il y a plus d’un exemple de cadets qui ont pris sur les fruits de leur travail personnel de quoi soutenir l’état de leur aîné.