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d’ailleurs par les dix attaques qu’il nous reproche d’avoir tentées contre son territoire et son indépendance, depuis les temps de Philippe de Valois jusqu’au règne de Louis XVI. Cette dernière expédition, qui eut lieu en 1780, ne est point effacée de l’esprit des insulaires ; il existe encore des gens qui l’ont vue de leurs yeux. Elle était dirigée par Rullecourt qui se jeta sur Jersey avec une audace égale à celle que déployaient les flibustiers dans leurs guerres contre les colonies espagnoles de la terre ferme. À la tête de mille hommes, il débarqua de nuit près de Gorey, à deux lieues de la capitale. Une fausse manœuvre ayant fait couler les bateaux qui portaient ses canons, ses canonniers et ses tambours, il n’en marcha pas moins, avec sa troupe réduite à six ou sept cents combattans, contre la capitale, qu’il surprit. Déjà le gouverneur avait signé urne capitulation ; Rullecourt, établi avec lui dans la Cohue (édifice où la cour et les états tiennent leurs séances) attendait les effets de cet arrangement préliminaire, dont le premier article portait que la garnison déposerait les armes, mais les milices, revenues d’un moment de stupeur, formaient déjà leurs bataillons : soutenues par les troupes anglaises, qui n’avaient pas obéi aux ordres que le gouverneur leur envoyait de ne point attaquer les Français, elles pénètrent dans la ville, s’avancent sur la place de la Cohue, et le combat s’engage. Les forces n’étaient pas égales ; Rullecourt, qui sort en donnant le bras au gouverneur anglais, tombe frappé d’une balle à la mâchoire… Jersey avait recouvré son indépendance un instant compromise. En débarquant, Rullecourt félicitait d’avance les insulaires de ce qu’ils allaient vivre sous le gouvernement paternel du roi Louis XVI ; mais il oubliait qu’il s’adressait à un peuple habitué à se gouverner lui-même et qui savait par instinct le mot du fabuliste :

Notre ennemi, c’est notre maître !

Qu’eût gagné l’île à devenir française ? Rien, et elle eût sans doute tout perdu. Le cabinet de Versailles eût-il respecté ses privilèges, ce qui est douteux, la révolution de 89 les lui eût ravis, et sans ces privilèges, il faut bien le dire, l’archipel entier ne serait que l’insignifiant appendice de la Grande-Bretagne ou de la France.

Tout ce nous avons dit de Jersey peut s’appliquer également à Guernesey. Moins considérable et moins importante que sa voisine, cette dernière île est à la fois plus normande, et plus anglaise. D’une part, le fond de la population a mieux conservé qu’à Jersey sa naïveté primitive, ses mœurs un peu rudes, son patois du XIIIe siècle ; de l’autre, l’influence britannique s’est fait plus fortement sentir dans les hautes classes. De là, deux races distinctes : l’une, celle des villes et des maisons de plaisance, riche et visant au luxe ; l’autre, celle des