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sur son cheval en la mer jusque les seingles en l’eau, et ainsi à son retour, et être son boutillier luy servant à boire durant son séjour. Et cependant ce bailli, nommé par le parlement, qui voulut assiéger dans le fort Élisabeth Philippe de Carteret, lieutenant-gouverneur pour le roi Charles Ier, était un Lemprière. Après sa défaite, il s’enfuit ; ses actes furent annulés, on le pendit en effigie ; puis il rentra à Jersey sous la protection des partisans de Cromwell, et il ne paraît pas que sa famille ait jamais été inquiétée. Ces souvenirs sont bien effacés désormais ; le régiment de milice du nord a aujourd’hui pour colonel le seigneur de Rozel, et pour lieutenant-colonel un Carteret ! La petite république de Jersey ne devait point, avoir ses guelfes et ses gibelins.

Nous venons de citer les trois manoirs qui, par leur position, leurs souvenirs et leur éclat, tiennent le premier rang parmi ceux de Jersey : allons maintenant à la pointe, est de l’île saluer le vieux château fort de Montorgueil. Il se dresse perpendiculairement au-dessus des vagues de la mer, comme une sentinelle menaçante. Ses bastions et ses tours massives ont pour pendant, au-delà du détroit, sur la côte de France ; la magnifique et gracieuse cathédrale de Coutances, qu’on aperçoit du sommet de ses murs. Avant la réforme, les îles relevaient spirituellement de Coutances ; cette église, l’une des merveilles de l’architecture gothique, rappelait encore aux insulaires les liens qui les unissent à Normandie ; mais il était écrit que les Jersyais devaient suivre jusqu’au bout la fortune de l’Angleterre : la réforme les sépara plus complètement encore du continent. C’est que, à la différence des autres peuples, celui de cet archipel ne connaît qu’un ennemi, la France ! Et cet ennemi, ce n’est pas l’histoire du château de Montorgueil qui le lui ferait oublier. La flotte de Philippe de Valois tenta de s’emparer de cette citadelle, qui s’appelait alors Gouray ou Gore ; Du Guesclin, le grand connétable, l’assiégea long-temps sans pouvoir la prendre ; les gens de Pierre de Brézé l’occupèrent durant trois années, mais ils l’avaient enlevée par surprise. Dans ces temps-là, le fort Elisabeth était peu de chose encore ; Saint-Hélier n’était pas défendu par ce château moderne qui met la ville et le port à l’abri de toute attaque. Montorgueil pouvait être regardé comme la clé de l’île ; escarpé de trois côtés, fortifié, de l’autre par les tours de sa poterne, muni d’un donjon et d’une ligne de hautes murailles courant sur la crête des rochers, il justifiait le nom qu’on lui imposa en mémoire de la retrait de Du Guesclin[1]. Les ingénieurs anglais, en l’adaptant aux exigences de la stratégie nouvelle, ne l’ont presque en rien dépouillé de son antique beauté ; ils ne se sont point acharnés, comme on l’eût sans doute fait

  1. Ce fut à cette occasion qu’on lui donna le nom de Montorgueil ; auparavant il s’appelait Gouray ou Gorey, comme le village bâti au pied de la forteresse.