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En quittant les dunes et ce canton désolé qu’on nomme les Quainvais pour faire toute au nord-ouest, on distingue trois ou quatre clochers qui lancent vers le ciel, à travers les arbres, leurs flèches romanes. Il en est un surtout bien éloigné, bien grossier, malgré sa blancheur qui le fait ressembler à une pyramide de sel, vers lequel on se sent attiré précisément parce qu’il s’élève au-dessus de mornes falaises. Ce clocher est celui de Saint-Ouen ; autour de l’église sont rangées une demi-douzaine de maisons assez tristes, chétif village, qui a cependant l’insigne honneur de donner son nom au plus célèbre manoir de l’île de Jersey et de tout l’archipel. Ce manoir, vous le reconnaissez de loin à ses plantations de chênes tordus par les vents, à ses fossés à demi comblés, à l’aspect sombre et profondément, mélancolique des haies touffues et impénétrables qui l’entourent, des murs croulans et chargés de pariétaires qui semblent vouloir le dérober à tous les yeux. Sur la porte, dont vous allez soulever le marteau, vous lisez ces mots prohibitifs : No entrance ! Deux léopards passans, sculptés sur la pierre et que les siècles ont rendu frustes, veillent à l’entrée de ce castel, où ont régné si long-temps les Carteret, hauts et puissans seigneurs, fameux sur terre et sur mer, race de burgraves qui a marqué de son nom toutes les îles de la Manche, la côte de Normandie, les rives de la Caroline, et jusqu’aux terres australiennes.

L’histoire des Carteret est, à vrai dire, celle des Normands depuis leur apparition sur les côtes de la Neustrie et de la Grande-Bretagne jusqu’aux temps modernes des îles de la Manche, dernier reste de la province de Normandie. Venus des glaces de la Scandinavie à la suite de Rollon, au IXe siècle, ils furent pirates avec l’aventurier conquérant. Chevaliers chrétiens avec Robert, qu’ils accompagnèrent en Palestine, ils s’établirent sur la côte de France, au lieu qui porte leur nom[1] ; de là ils passèrent à Jersey, où on les trouve dès le XIIe siècle. Au XIIIe, quand Philippe-Auguste et Jean-sans-Terre sommèrent, chacun de son côté, les seigneurs de Normandie, possesseurs de fiefs dans la Manche et dans les îles, de passer en France ou de revenir à Jersey sous peine d’être déclarés traîtres et privés de leurs biens, Regnault, sire de Carteret, resta fidèle au duc déchu. Remarquons, en passant, qu’il fut le seul, sans doute parce qu’il avait plus à perdre en abandonnant Jersey qu’en s’exilant du continent. Durant la lutte entre les couronnes de France et d’Angleterre, sous Philippe de Valois et Edouard III, la famille des Carteret eut l’occasion de signaler son zèle pour les maîtres qu’elle s’était choisis. Une flotte française, ayant saccagé

  1. Le havre et le phare Carteret, en face de Gorey. Les premiers Carteret portaient le nom de Regnault. Ne serait-ce point plutôt Rognwald qu’il faudrait dire ? C’était ainsi que s’appelait le père de Gongu Hrolff, dont on a fait Rollon ; il n’y aurait pas aussi loin de Rognwald à Regnault.