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au pied d’une masse de rochers. Ce rempart naturel la défend des vents d’ouest, qui sont le fléau des îles de la Manche, et cependant c’est à cette barrière protectrice qu’elle doit s’en prendre de son abandon et du silence de ses quais. Trop resserrée entre, la mer et un infranchissable obstacle, la ville n’avait point où s’étendre. Tant que son port fut le seul qu’il y eût dans l’île, elle garda son importance commerciale et tint Saint-Hélier sous sa dépendance ; mais, quand la capitale eut à son tour un abri à offrir aux navires, habitans, armateurs, marins émigrèrent à l’extrémité opposée de la baie : Saint-Hélier grandit rapidement, et Saint-Aubin cessa de prospérer. Aujourd’hui ces deux « villes offrent un singulier contraste. Placées en face l’une de l’autre, aux points extrêmes de la grève qui les sépare, elles se regardent comme deux rivales : l’une, désormais victorieuse, active et bruyante, s’enveloppe dans la brume que les fumées du charbon forment au-dessus d’elle ; l’autre, assise au soleil comme un oisif, cultive tristement ses fleurs et ses fruits, qu’on est étonné de voir s’épanouir et mûrir là où l’on ne croirait trouver que des galets et du sable.

Arrivé à Saint-Aubin, l’on ne sait plus, au premier coup d’œil, par où lasser pour aller au-delà ; on cherche, on interroge du regard les impasses, les cours, la plage et les rocs ; enfin on avise, entre les maisons pittoresquement groupées au flanc des falaises, un de ces sentiers peu larges, mais sablés, propres, sinueux, sur lesquels les petites voitures anglaises roulent si bien. Montez, montez toujours ; s’il fait chaud les arbres vous prêteront leur ombrage ; la pente est rapide, mais, quand vous avez besoin de prendre haleine, voyez, quelle admirable vue se déroule devant vous !… une de ces vues de mer qui arrachent un cri de surprise, qu’on admire, mais qu’on n’essaie pas de décrire. Le merle siffle au-dessus de votre tête, la mouche se balance autour des brisans qui écument sous vos pieds, les navires fendent les flots à l’horizon et se perdent dans l’immensité. Les villas et les hameaux brillent au soleil ; autour de vous règnent le silence et la paix. Cette contemplation de deux élémens qui luttent de beauté pour ravir les regards de l’homme vous porte à plaindre ceux qui ne voient que la terre, toujours la terre, image sublime, mais parfois monotone, de l’immobilité.

Ce sentier mystérieux est un private road, une route particulière qui conduit à la seigneurie de Noirmont. — Une seigneurie ! — Eh ! oui, l’habitation d’une espèce d’hommes à part, qui jouit de certains privilèges, de certains droits, le droit d’épave par exemple, c’est-à-dire celui de s’approprier après le naufrage tout ce qu’on peut, étant à cheval, atteindre dans les flots avec le bout d’une lance[1]. Cette définition

  1. Cette coutume ancienne s’est modifiée de nos jours. Le seigneur ne peut s’approprier que les objets qui ne sont pas réclamés. Ainsi les marchandises d’un navire naufragé que les assureurs ou les armateurs ne revendiquent pas, les ballots de contrebande saisis sur la plage, reviennent non à l’état, mais au propriétaire du fief riverain, s tant est que la plage, en ce lieu, dépende d’un fief.