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momens où l’homme qui aime le moins les phrases perd soudain toute la netteté de son langage. Ses pensées s’égarent dans des labyrinthes de fleurs et d’épines, et elles s’y enfoncent si avant, que c’est grand bonheur quand par momens elles débouchent sur quelque échappée de lumière. Pourtant il ne sera pas dit qu’une fois au moins l’amour ne se sera pas présenté sous son propre nom pour accepter tel accueil qu’il pourra rencontrer.

« ELENA. — J’ai eu bien des peines, monseigneur, je ne voudrais pas aimer de nouveau.

« ARTEVELDE. — J’ai eu mes chagrins, moi aussi. Femme ou homme, nul n’a été plus malheureux que moi, commue nul n’avait trouvé plus de bonheur dans les biens perdus. Chère Elena, la plus chère des créatures vivantes, que mes souffrances passées plaident pour moi, et comprenez leur poids en apprenant la valeur de ce qui m’a été enlevé. C’était une douce créature, que le ciel avait faite pour qu’un homme passât sa vie à aimer et à compter ses perfections. Elle était si calme au milieu des luttes du monde, tant qu’elles ne touchaient pas aux objets de ses affections ! La philosophie eût pu la regarder en face, et, comme un ermite penché sur la source qui étanche sa soif, elle n’aurait aperçu que sa propre sérénité, encore plus sereine et puis céleste. Et pourtant, elle que les creuses ambitions du monde et ses petits soucis, ses piqûres d’insectes, ne parvenaient jamais à troubler, elle était comme une nature toute pétrie de tendresses féminines, et sa vie, de sa source à sa perte, n’a été qu’un flot d’amour. Mais ce ne sont là que des mots.

« ELENA - Monseigneur, ils sont pleins de sens.

« ARTEVELDE. – Non, ils ne disent rien. Ce qu’ils voudraient dire refuse de s’exprimer. C’est quelque chose que ne connaîtra jamais celui qui ne l’a pas connue, quelque chose qui se tait avec elle dans sa tombe. Sa tombe ! Si je pouvais l’en rappeler, sa beauté radieuse n’en sortirait pas plus angélique qu’elle y est entrée. Le cercueil l’a reçue dans toute sa perfection, avant qu’aucune trace du temps, aucune trace de pensée mauvaise l’eût touchée. Seulement la mort l’a pâlie. Je voudrais que vous l’eussiez vue, vivante ou morte.

« ELENA. – Je le voudrais moi aussi, monseigneur ; j’aurais aimé à la contempler, car je puis, tout un jour, regarder ce qui est beau, et la journée me semble encore trop courte.

« ARTEVELDE. — Elle était si belle, qu’elle n’a pas eu besoin de revêtir une autre forme ; mais elle n’est plus, et j’ai surmonté ma douleur. La souffrance et la tristesse ne sont pas moins passagères que la joie, et quoiqu’elles ne nous laissent pas tels qu’elles nous avaient trouvés, pourtant elles nous laissent et passent- Vous me voyez, vous voyez en moi un homme que l’orage a frappé. La fraîcheur de ses premières fleurs est quelque peu flétrie, fanée, mais sa racine n’est pas moins vivace ; il n’a pas cessé de puiser dans la terre ses sucs nourriciers, dans l’air ses forces vivifiantes… Le vide que je portais en moi, ce que j’ai dit peut en partie vous en donner une idée. Comment j’ai espéré le combler, me permettez-vous de vous l’apprendre ?

« ELENA. — Je crains, monseigneur, que vous n’ayez espéré l’impossible.

« ARTEVELDE. — En vérité ! Alors je suis doublement à plaindre Ce que j’ai perdu, ni plaintes, ni prières… ne sauraient me le rendre ; et si cette espérance vivante, qui, comme une violette, s’était épanouie sur la tombe de celle qui est morte… était condamnée à périr, je serais bien réellement un homme