Page:Revue des Deux Mondes - 1849 - tome 4.djvu/853

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

est fort caractéristique. M. Taylor nous y annonce qu’il a préféré ne livrer au public que des fragmens décousus, des lambeaux de l’homme d’état tel qu’il le conçoit, plutôt que de compléter par des idées purement tirées de ses réflexions les idées que lui a suggérées son expérience. Cela seul indique assez que la raison dont il revendique les droits n’est pas la logique, la faculté de raisonner et de déduire, mais bien le sens expérimental, la faculté d’observer. Jusque dans ses vers, du reste, il trahit fréquemment, comme nous le verrons, ses antipathies contre la philosophie qui, au lieu de regarder, prétend expliquer, et extrait d’une conception à priori ce qu’elle doit penser de toute chose. Il se plat à emprunter des épigraphes à Bacon, et, avec Carlyle, il me semblerait même un des principaux restaurateurs de l’esprit baconien. Un pareil écrivain, assurément, nous promet une tout autre poésie que celle qui se tisse de rêves et d’instincts dans une cervelle ignorante, et si l’on pouvait craindre que tant de raison laissât peu de place au sentiment et à la fantaisie, on serait promptement rassuré à la seule lecture de la folle chanson qui sert de prélude à son dernier poème. C’est un gardeur de pourceaux qui chante :


« IL a mangé des glands, le pourceau ; il a tant mâché de glands noirs, que sa queue en a frétillé de joie. Et il a cabriolé en l’air, et il s’est roulé par terre, et il a trébuché et chancelé, et il a galopé et glapi comme s’il était saoul de bière ; car vous devez savoir que ce que fait à l’homme le vin ou la bière, les glands noirs le font au cochon. »


Isaac Comnène, la première des études dramatiques de M. Taylor, et la seule dont il ait cherché à faire une pièce représentable, cotoie de fort prés l’histoire, ainsi qu’elle est racontée au chapitre XLVIII du grand ouvrage de Gibbon. Menacé dans sa vie par la jalousie et les soupçons de l’empereur Nicéphore, Isaac Comnène soulève contre lui ses partisans, et, après l’avoir renversé du trône, refuse la couronne pour la donner à son frère Alexis. La légèreté et le besoin de juger, sans prendre la peine d’examiner l’esprit de contradiction et de lutte sans conviction des hommes incapables de vivre en paix, parce qu’ils ne savent pas être honnêtes ; des passions étourdies qui veulent ce qu’il est fou de vouloir, et qui, pour l’obtenir, s’embarrassent et s’égarent dans de vaines finesses, voilà ce que M. Taylor nous a peint dans la Constantinople du Bas- Empire, voilà, pourrais-je ajouter, la Grèce jugée par la raison anglaise. Sous nos yeux s’agite un peuple qui périt par trop d’esprit. La leçon est opportune, et mérite d’être méditée.

En donnant une seconde édition de son œuvre, M. Taylor lui a malheureusement fait subir quelques changemens qui empêchent de saisir aussi bien les origines de son talent. Toutefois, même à travers les retouches, on peut encore retrouver la jeunesse de l’auteur. De tous ses poèmes, Isaac Comnène est celui où les événemens et les caractères se groupent le plus étroitement autour d’une figure en saillie, qui, on le sent, est l’abrégé de ce que le poète admire et veut faire admirer. Dans toute la pièce, il y a comme du prosélytisme.

« Montrez-moi, s’écriait Shakspeare, montrez-moi l’homme qui n’est pas l’esclave de la passion, et je le porterai au fond de mon cœur, oui, dans le cœur de mon cœur. » Cet homme, c’est aussi l’idéal de M. Taylor, le héros que toutes les productions sont consacrées à mettre en lumière sous ses diverses faces,