Page:Revue des Deux Mondes - 1849 - tome 4.djvu/848

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

retrouverons encore une antithèse de même nature. Pour lui, concevoir un drame, c’est concevoir la lutte de deux principes. Son instinct poétique est tout manichéen.

Un fragment de sa dernière pièce fera connaître du reste sa manière mieux que toutes les définitions possibles. La position de son héros Strathmore lui a été inspirée par celle de Morton dans les Puritains d’Ecosse de Walter Scott. — Cette fois, quoique le combat moral soit à peu près le même que dans le Coeur et le Monde, le rôle de l’amour est changé ; c’est lui qui fait l’office de tentateur. Fils d’une famille royaliste et amant aimé de la fille d’un jacobite exalté, sir Rupert, Strathmore a été décidé par ses convictions à se joindre aux puritains. Pour obéir à la voix du devoir, il a sacrifié l’espoir d’être uni à celle qu’il aime. Appelé plus tard à juger sir Rupert, qui est accusé d’avoir assassiné un ministre presbytérien, il trouve encore la force de n’écouter que la voix du devoir : il juge suivant sa conscience, et les prières de son amante elle-même ne peuvent l’ébranler. « Que désirez-vous de moi, madame ? lui dit-il en l’apercevant.


« KATHARINE. — Est-ce ainsi que Strathmore parle à Katharine ?

« STRATHMORE – Taisez-vous. Ces noms appartiennent à un monde qui n’est plus ; entre ce monde et le nôtre s’ouvre un abîme qui nous fait étrangers.

« KATHARINE. — Monsieur, méconnaissez-vous le lien de la douleur qui rend frères jusqu’aux étrangers ? Une fille qui veut sauver la vie de son père peut s’adresser au cœur le plus sauvage ; elle frappe et on lui ouvre.

« .STRATHMORE. — Madame, vous ne parlez pas à un cœur sauvage, mais à un cœur brisé.

« KATHARINE. — Ah oui ! brisé de pitié pour lui !… Je le savais bien. Halbert, vous voudriez épargner mon père ; mais ces hommes de sang, vos compagnons, vous enveloppent et forcent votre main, votre main qui s’y refuse, à frapper… Ce n’est pas Strathmore qui, par un double meurtre, voudrait tuer le père, et en lui tuer son enfant.

« STRATHMORE, d’un air distrait. — Non, ce n’est pas Strathmore : Strathmore, cet atome perdu dans l’infini de l’amour, de l’espérance, de la douleur, il est réduit en cendres ; mais sa poussière se rassemble en une forme terrible, qui s’épouvante, d’elle-même et prend le nom de justice.

« KATHARINE. — Non, tu es toujours un homme. Les chagrins des hommes ont amaigri tes joues ; tes yeux sont brûlés faute de larmes humaines, et, tandis que je parle, ils se troublent. Devant eux glisse le souvenir de notre vie passée, de notre amour. Oui, tressaille, et sens que tu es toujours un homme.

« STRATHMORE. — C’est vrai, c’est vrai.

« KATHARINE.- Alors sauve mon père.

« STRATHMORE. — Le puis-je ?

« KATHARINE. -Oui.

« STRATHMORE. — Comprenez-moi bien : c’est son innocence qui doit le sauver… Vos preuves ! vos preuves !

« KATHARINE. — Les voici. Vous étiez son ami, presque son fils.

« STRATHMORE. — Le ciel n’a-t-il point de pitié ?

« KATHARINE. — Ecoutez-moi. Il existe des moyens de le sauver que vous ne pouvez deviner… il nous est possible de déjouer les limiers… D’un moment à l’autre, mon frère peut arriver à la tête d’un corps de troupes…