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au-dessus de mes forces, et, par pure impuissance, j’ai eu recours à la fatalité et aux agens métaphysiques pour conduire jusqu’bout d’un cinquième acte les caractères ordinaires d’une pièce romantique… Mon œuvre n’est que le fantôme d’une tragédie ; elle n’est point une substance scellée dans le roc vivant de l’humanité ; comme telle, elle ne saurait conserver dans la mémoire des hommes la place que le vrai seul peut occuper. » Je cite avec plaisir ce passage tout empreint d’une si saine raison. Jusqu’à quel point suffit-il pour excuser M. Talfourd ? Que chacun en décide ; toujours est-il que le poète n’a été que trop bon critique. Ce que nous savons, nous le savons, et nul magicien ne nous ferait accepter de nouveau cette antiquité conventionnelle où nos yeux distinguent des fragmens d’époque différente, hurlant de se sentir accouplés. Un jour peut-être, un talent plus audacieux sentira le désir d’étudier la Grèce réelle du passé au point de vue de nos lumières actuelles, et, revêtant de formes palpables les mobiles et les agens spirituel que notre raison pourrait découvrir sous ses dehors, il nous montrera comment s’engendraient les actes et les croyances de ce monde mystérieux où un génie si souple et si facile s’aillait à tant de terreurs enfantines, où des intelligences, sœurs de celles d’Homère et de Phidias, concevaient encore l’univers comme nos paysans, qui, dans le moindre fait qu’ils ne peuvent expliquer, dans une clé perdue et retrouvée, voient soudain l’intervention d’un dieu constamment occupé de leurs affaires de ménage. Certes, il y aurait là un riche thème pour la poésie ; mais M. Talfourd ne l’a pas osé aborder. Pour traiter un sujet grec, il a tâché de croire, comme un Grec, à la fatalité et à la fascination ; comme un Grec aussi, il a recherché la simplicité grandiose ; son désir a été de construire un moment symétrique, un ensemble où l’œil ne pût découvrir aucun autre ensemble secondaire. Jamais ces préoccupations ne l’ont abandonné ; elles reparaissent dans sa seconde pièce, le Captif athénien ; elles reparaissent jusque dans son Massacre de Glencoe, qui n’est moderne que par son sujet, et toujours, en voulant être grec, il ne fait que reprendre les traditions d’Addison et de Racine ; toujours, en reproduisant comme eux les formes et les pratiques de l’antiquité, il donne, comme eux, à la poésie un but auquel Sophocle n’avait jamais songé. Au lieu de représenter naïvement les hommes tels qu’il les a vus autour de lui ou dans la tradition, c’est un idéal qu’il symbolise, c’est le beau tel qu’il le comprend. Son idéal, il est vrai, n’est plus tout-à-fait celui des classiques du dernier siècle. Le beau qui l’attire ne réside pas autant dans les allures cérémonieuses et les procédés aristocratiques : il est davantage dans l’essence même des sentimens représentés ; mais ses conceptions n’ont toujours qu’une vie abstraite et métaphysique. Il a beau avoir de l’ame, du pathétique, parfois même une sensibilité remplie de naturel, comme dans la scène où Ion prend congé de la vie, le système reparaît vite à la scène suivante, Ion n’est pas le type de l’élévation morale ; le type doit être soutenu ; et Ion, au lieu de parler comme un homme, parle comme l’élévation morale sans limites et sans mélange. Ainsi de tous ses autres personnages ; ils ne sont ni des Grecs, ni des Romains, ni aucune espèce d’homme bien définie, ils sont des emblèmes génériques. Dans ses deux dernières pièces surtout, où ne circule plus le souffle qui animait Ion, et où son absence laisse mieux apercevoir le squelette du genre adopté, le factice et l’emphase apparaissent bien à nu. Le style a toujours l’allure