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bondi comme un enfant, tandis que son mari l’observait avec une sourde colère, lui reprochait de comprendre si mal toute l’étendue du sacrifice auquel il se résignait, et l’accusait secrètement d’avoir, comme son père, spéculé sur le nom des La Rochelandier. Ainsi, les rôles étaient changés. Le ressentiment avait passé du cœur de Laure dans le cœur de Gaston. Plus le jour de la présentation approchait, plus le jeune marquis devenait irritable. La vue de son beau-père lui était odieuse ; la présence même de sa femme lui était insupportable ; la joie de Laure l’exaspérait. Il maudissait la sottise de M. Levrault, la vanité de sa fille, et ne songeait pas à maudire sa propre faiblesse, qui l’avait livré pieds et poings liés à la cupidité de sa mère.

Les brodeurs venaient de mettre la dernière main à l’habit de cour de M. Levrault. Un matin, en s’éveillant, M. Levrault l’aperçut étalé sur un fauteuil, avec la culotte courte de casimir blanc, le tout surmonté d’une épée à poignée d’acier, à fourreau de chagrin, et d’un chapeau à cornes, aux ailes tapissées de duvet de cygne. Il ne résista pas au désir de répéter son rôle en grand costume, et sauta à bas de son lit. Le futur législateur, debout devant une psyché, se contemplait depuis une heure et ne pouvait se rassasier de lui-même. Son valet de chambre entra et lui remit sur un plat d’argent le journal où le grand industriel puisait depuis trente ans ses convictions. M. Levrault s’assit en face de la psyché et parcourut d’un œil négligent les nouvelles du jour. Il avait entendu parler la veille de quelque agitation dans Paris, sans y attacher la moindre importance. Il comprit que l’agitation se propageait ; mais, plein de confiance, il haussa les épaules et n’acheva pas même sa lecture. Il était si content de se voir ainsi vêtu, qu’il garda son costume et passa la journée chez lui. Il arpentait à pas mesurés toutes les pièces de son appartement, et se caressait le menton chaque fois qu’il apercevait son image réfléchie par plusieurs glaces à la fois. Le soir venu, il s’habilla plus simplement et sortit à pied, pour juger par lui-même de la physionomie de Paris. Arrivé sur le boulevard, il vit défiler les troupes qui regagnaient leurs casernes, les maisons illuminées comme un soir de fête, les promeneurs qui se pressaient dans les allées ; en comparant le spectacle qu’il avait sous les yeux aux nouvelles qu’il avait lues le matin, pour la première fois de sa vie il se prit à douter de la sagacité de son journal. Ainsi cette émeute, qu’on disait si menaçante, n’était qu’un feu de paille. M. Levrault rentra chez lui joyeux et triomphant. Il se mit au lit, et s’endormit bercé par les songes les plus séduisans. La vue de son habit brodé avait subitement changé le cours de ses idées. Dans sa mobile imagination, aux triomphes de la tribune avaient succédé les triomphes de la salle de bal. Il se voyait l’épée au côté, figurant dans un quadrille en face des jeunes princesses. Les femmes chuchotaient en le regardant et deman-