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phose. M. Levrault n’avait pas caché à sa fille que l’intention du marquis, son gendre, était de se présenter aux Tuileries, et, bien qu’elle se fût contentée d’être reçue chez les duchesses du faubourg Saint-Germain, la jeune marquise sentait son cœur palpiter d’allégresse à la pensée qu’elle irait à la cour.

M. Levrault n’était pas moins impatient que sa fille et son gendre de quitter la Trélade. Il brûlait d’aborder les hautes régions pour lesquelles il se sentait né. Déjà un magnifique hôtel, situé rue de Varennes, entre cour et jardin, l’attendait à Paris. M. Levrault avait hésité d’abord entre la Chaussée-d’Antin, le faubourg Saint-Honoré et le quartier de la Madeleine ; mais la marquise lui avait démontré victorieusement que c’était en plein faubourg Saint-Germain qu’il devait, par un trait d’audace et de génie, dresser sa tente et planter son drapeau. En effet, que voulait, que cherchait le grand industriel ? Quel était son rêve, sa pensée politique, le but de son ambition ? N’était-ce pas de rapprocher deux classes trop long-temps divisées, de donner lui-même l’exemple de l’oubli, du pardon, en un mot, de consommer l’union de la noblesse et de la bourgeoisie ? Eh bien ! c’était au cœur même de l’aristocratie qu’il fallait s’établir, c’était dans son dernier asile, dans ses derniers retranchemens qu’il fallait aller la surprendre. Il fallait que l’hôtel Levrault fût comme un filet tendu sur la rive gauche de la Seine, comme une cage dorée où chanteraient tôt ou tard les oiseaux boudeurs de la légitimité, comme un centre de conciliation, de fusion et de ralliement, où la noblesse et la bourgeoisie se rencontreraient chaque jour, et finiraient par s’embrasser. Ces considérations d’un ordre si élevé avaient frappé vivement l’imagination de M. Levrault. Si la marquise se plaisait à reconnaître en lui l’étoffe d’un homme d’état, il se plaisait à reconnaître en elle ce que les petites gens appellent une maîtresse femme. Il s’était laissé conter que tous les hommes politiques un peu éminens ont une Égérie dans leur manche. Quelle Égérie que la marquise ! Conseillé, dirigé par cette rare intelligence, à quelle position ne pourrait-il prétendre et s’élever ? Quelque chose lui disait qu’il avait sous la main une de ces puissances occultes, une de ces influences mystérieuses qui font et défont les ministres : l’eau lui en venait à la bouche. Seulement la marquise consentirait-elle à briser violemment ses habitudes sédentaires ? Se résignerait-elle à ne plus habiter le gothique manoir ? Renoncerait-elle à la tranquillité des champs, à la simplicité de ses goûts, à la modestie de ses désirs, à toutes les douces joies qu’appréciait si bien son ame rêveuse et tendre ? M. Levrault n’osait l’espérer.

— Le monde n’a plus rien qui m’attire, lui disait-elle avec mélancolie. Achever de vieillir en paix au fond de ma vallée solitaire, voilà toute mon ambition. Mes rêves ne vont pas au-delà des horizons qui