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abominables. Le Pays était devenu si montueux, si accidenté, qu’il fallait à tout moment descendre de cheval pour franchir des obstacles difficiles. L’approche des villages nous était annoncée par l’odeur de quelque charogne qui empestait l’air à une lieue à la ronde. Une sombre nuit nous avait enveloppés. À bout de forces, je me laissais aller au mouvement de ma monture ; je délirais complètement. Au fond d’une gorge profonde, sur le seuil d’une petite maison, je vis, à la clarté d’une lampe, deux jeunes filles qui dansaient le fandango sous une tonnelle, en jouant des castagnettes. Il me sembla que deux arbres voisins dansaient avec elles et que la maison leur faisait vis-à-vis. Le bruit des cascades que j’entendais sans les voir, je le prenais pour un effet d’orchestre. D’autres fois, grelottant de froid dans ma veste de toile, je regardais avec stupeur dans l’ombre un pauvre ouvrier qui nous suivait à pied depuis le matin ; il tenait mon cheval par la queue, se faisait traîner par lui, et le forçait quelquefois à reculer. Je prenais cet ouvrier pour une sorcière montée sur un balai.

Nous arrivâmes au beau milieu de la nuit à Velez-Malaga. Depuis vingt et une heures que nous étions en route, nous avions fait quatorze lieues d’Espagne, c’est-à-dire vingt-cinq lieues de France, toujours au pas, et j’étais à jeun. Il n’y avait rien à manger dans la posada. Heureusement l’Anglais, qui n’entendait pas raillerie, se chargea de la cuisine. Il m’apporta au bout d’une heure une jarre énorme, au milieu de laquelle, des œufs naviguaient de conserve avec des croûtes de pain dans un lac d’eau salée, où des gouttes d’huile empruntée à la lampe formaient des îlots jaunes et flottans. Nous avalâmes cette mixture, et je demandai du vin : on apporta du vinaigre. Il n’y avait pas de vin à Velez, au milieu, des vignes de Malaga ! Il fallut coucher au milieu de la chambre sur nos manteaux. Le lendemain vers midi, après avoir suivi toute la matinée les bords de la mer, nous entrions dans Malaga. L’hôtel Ladanza me parut un paradis, et je jurai de ne plus faire à cheval la route de Grenade.

Depuis cinq mois, j’étais en route, et le découragement me possédait. Je me désolais de ne plus trouver en moi la bouillonnante ardeur de mes premiers voyages. Qu’étaient devenues ces rêveries flottantes ces aspirations fécondes, cette sève inépuisable ? Hélas ! je ne savais plus voyager. Tout me semblait vide et terne : je songeais à la France. On s’étonne, me disais-je, que les Français ne voyagent pas. Inventez donc un pays plus riant, que le leur, et ils l’iront voir. Les gens qui courent le monde sont ceux qui ne peuvent pas rester chez eux. Tout bien réfléchi, je pris le bateau à vapeur de Barcelone, et je me promis de quitter désormais mon pays le moins possible.


Alexis de Valon.