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des Campo-Tejar, propriétaires actuels du Généralife, tout cela ne ressemble guère à la description charmante que Chateaubriand, fait de la fête donnée en cet endroit par Lautrec au dernier Abencerrage et à la belle dona Blanca. Le marquis de Campo-Tejar descend en droite ligne de Boabdil. Cette origine, qui, en tout autre pays, semblerait suffisamment ancienne, je crois, et fort distinguée, paraît assez médiocre à Grenade. Cette ville, éloignée des routes et peu commerçante, est restée fidèle aux traditions ; elle est sans contredit la plus aristocratique de l’Espagne. On y entend parler de sang bleu, de sang rouge et de sang blanc, ce dont il n’est guère question à Cadix ni à Malaga. Le sang bleu est celui de l’ancienne noblesse ; c’est le pur sang castillan, dont la source doit remonter bien au-delà de la conquête. Le sang rouge est celui des familles qui n’ont reçu le baptême qu’après l’expulsion de Mores. Ainsi le marquis de Campo-Tejar, quoique descendant des rois arabes, n’appartient qu’à la noblesse secondaire. Les Zégris, dont il existe à Grenade plusieurs rejetons, sont comptés parmi les chrétiens de fraîche date ; leur sang est rouge. Le sang blanc est celui des classes qui n’ont point de parchemins. Par sa bravoure, le sang blanc peut rougir, l’homme du peuple peut s’anoblir en s’illustrant sur les champs de bataille ; mais il lui est difficile de passer au bleu, car il faudrait conquérir une filiation, non interrompue d’ancêtres bons chrétiens, catholiques à toute épreuve, remontant dans la nuit des temps.

Quand on a vu l’Alhambra, on a visité tout Grenade, et c’est perdre sa peine que de faire une course à la chartreuse abandonnée de la Cartuja. Quelques échantillons de marbres indigènes, une sacristie décorée de meubles en écaille, travaillés dans le genre de Boule par un frère de je ne sais quelle congrégation ; une chapelle dévalisée jadis par les Français, s’il faut en croire le cicérone : tout cela vaut à peine le voyage. Cette chartreuse cependant devait avoir il y a quelques années, quand elle était habitée, un grand caractère. J’ai toujours eu pour l’inquisition une sainte horreur, et la plupart des moines que j’ai rencontrés dans ma vie étaient des fainéans fort sales ; mais je n’en pense pas moins que les moines étaient pour la Péninsule un complément pittoresque indispensable. L’Espagne sans moines, c’est comme la France sans soldats ou l’Italie sans gondoliers.

À Grenade donc, il faut passer ses journées dans les salles de l’Alhambra ou sous les ombrages des promenades qui y conduisent. Le soir, on peut aller écouter au théâtre tantôt de bonne musique et des chanteurs nomades qui sembleraient excellens sur des scènes secondaires, tantôt la prose médiocre de quelque mélodrame traduit du français. M. Eugène Sue a surtout un grand succès en Espagne. Beaucoup de gens me demandaient si j’avais jamais eu le bonheur de l’apercevoir : pareille question m’a été faite, il y a quelques années, à Copenhague,