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coucher du soleil, que j’ai fait ma première ascension au palais des Mores. Une promenade merveilleusement ombragée, fraîche à toute heure, habilement dessinée, parfaitement entretenue, s’élève en serpentant autour du mamelon sur lequel la merveille repose. Deux ruisseaux murmurent de chaque côté des allées sablées. Des fontaines jaillissent de toutes parts ; des oiseaux par milliers gazouillent à plaisir dans les bosquets de ce parc charmant. On dirait que tous les oiseaux d’Espagne, chassés des plaines par l’aridité du sol, ou par la haine des laboureurs, se sont donné rendez-vous dans les jardins de Grenade, et ils y chantent de père en fils les merveilles de l’Alhambra. Tout ce qui vous entoure a une physionomie champêtre. Ici, des marmots, surveillés par leurs bonnes, se roulent dans l’herbe ; là, un galant soldat régale sa novia d’un verre d’agraz[1] sous la tonnelle d’une guinguette. Au milieu de l’allée, un joyeux Galicien, attelé à un tonneau, remplit l’air de ses cris, et annonce qu’il vend de l’eau de la fameuse fontaine nommée Avellana. Après une promenade d’une demi-heure à travers cette verdure, ces gazouillemens, cette fraîcheur, ces chants, cette gaieté, on se trouve tout à coup en face d’un monument carré du plus beau rose et d’un imposant caractère. Une grande main ouverte est sculptée sur la voûte, une clé est gravée sous l’arc intérieur : c’est la porte de l’Alhambra. Après avoir passé la tour carrée, on arrive par une large route sur une esplanade, où l’on se trouve vis-à-vis d’un palais du temps de Charles-Quint, et là, je ne sais pourquoi, on pense à Heidelberg. Ce n’est point assurément la construction imaginée par Charles-Quint qui évoque ce souvenir charmant. Au surplus, cette prétentieuse masure paraît atteindre à merveille le but de son fondateur : elle cache aux yeux le palais des Mores. Le père de Philippe II n’est pas le seul grand homme qui ait eu la petitesse d’être jaloux du passé ; mais nul peut-être n’a poussé plus loin cette étrange et mesquine envie. Après avoir déshonoré l’Alcazar de Séville en chargeant ses fines colonnettes d’une lourde et niaise galerie supérieure, il tenta d’annihiler l’Alhambra derrière une grosse construction dont il fit un manège, voulant, dit-il, loger ses chevaux dans le palais des Mores. Sa tentative, Dieu merci, fut impuissante, et la pesante architecture des Espagnols sert, au contraire, de repoussoir à l’exquise création des Arabes. Une porte de grange en bois grossier, ouverte dans un gros mur, une ficelle attachée à une sonnette, laquelle fait paraître un concierge hébété, voilà ce qui annonce le palais rouge (al Hambra). Le Parthénon a son portier aussi. Quand on a dépassé ce brave homme, on s’arrête tout à coup malgré soi, et il est difficile de retenir un cri d’admiration.

  1. Excellente boisson faite avec du verjus.