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voir avec une extrême bienveillance. Il me fit les honneurs de sa maison de ville, de son jardin, où je vis en pleine terre des bananiers et des bananes. Il me donna au cottage, sa résidence d’été, un excellent dîner ; mais le lendemain, quand je lui fis demander par le consul de France la permission de visiter les batteries, il refusa tout net, comme s’il eût craint que je renouvelasse l’histoire d’Ulysse et du cheval de bois. On me raconta tout bas que la permission de visiter les excavations était presque toujours refusée depuis qu’un officier français avait eu la malice d’observer que dans ces batteries trop fameuses des canonniers ne pourraient pas faire feu pendant une heure sans être tous asphyxiés. Cette indiscrétion sera toute ma vengeance.


V.

Au point de vue commercial, Gibraltar était, il y a peu de mois encore, un vrai cancer qui dévorait l’Espagne. C’était un véritable entrepôt de contrebande fondé par l’Angleterre et ouvertement protégé par elle. Les mesures énergiques du général Narvaez, l’attitude si digne, si ferme du gouvernement espagnol vis-à-vis de M. Bulwer[1] et de lord Palmerston, auront modifié ce singulier état de choses sans le détruire complètement, j’imagine. Voici ce qui se passait à Gibraltar il y a peu de temps encore. L’Angleterre y expédiait annuellement pour 30 millions au moins de cotonnades, et pour 10 millions à peu près de tabac en feuilles, que la population pauvre du rocher roulait en cigares. Ces cotonnades, ce tabac, je ne parle pas, pour simplifier, des autres arrivages des colonies anglaises, ce total de 40 millions entrait exclusivement par contrebande dans la Péninsule, sauf ce qui pénétrait frauduleusement en Algérie par la frontière du Maroc. Cette contrebande se pratiquait sur toute la côte d’Espagne de la façon la plus bizarre. Les contrebandiers, soudoyés par les négocians anglais, faisaient prix avec les autorités espagnoles, et, moyennant un droit payé en secret, les marchandises entraient paisiblement, à jour fixe, dans le port désigné. Il arrivait par hasard ce jour-là que les douaniers n’étaient pas à leur poste, et que les troupes de la reine se trouvaient hors de la ville. La chose en était à ce point, que l’on a vu un colonel de carabiniers venir en uniforme à Gibraltar pour y traiter avec les négocians. .

Des crises périodiques troublaient pourtant de si bonnes relations. Les autorités espagnoles, suffisamment enrichies, devenaient quelquefois difficiles et exigeaient des contrebandiers un taux trop considérable ; les contrebandiers refusaient et tentaient d’obtenir par force ce que la

  1. Voyez l’Espagne depuis la révolution de février, par M. Gustave d’Alaux, dans la Revue du 1er juin 1849.