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qu’on lui prenait Gibraltar. Enfin J’entrai dans la ville. Gibraltar a la propreté, la monotonie, la régularité et la couleur terne de toutes les villes anglaises. Maisons carrées, croisées carrées, toits plats, rues droites, l’architecture ne varie guère dans les villes britanniques ; de Gibraltar à Douvres, de Folkstone à Malte, le soleil fait toute la différence. Quant au silence qui régnait dans les rues désertes et brûlantes, je ne sais comment le décrire. Des poètes se sont imaginé que le silence existait sur les hautes montagnes ou sur les bords de la mer durant les nuits d’été. Ils se trompaient. On entend du moins le cri de l’aigle sur les hauteurs et le murmure de la brise sur tous les rivages ; ceux qui ont passé un dimanche à Londres savent seuls de quel poids le silence pèse sur un cœur ennuyé. L’imagination elle-même s’arrête, et la pensée se fige au milieu de l’immobilité générale. Eh bien ! figurez-vous les boutiques closes comme à Londres, les volets fermés, et pour complication une chaleur de trente-cinq degrés qui eût retenu au logis l’écolier le plus vif ou le Français le plus sceptique ; vous aurez peut-être une idée du spectacle qui s’offrit à moi. En comparaison de Gibraltar le dimanche, Pompéi est une ville étourdissante.

La petite place sur laquelle est situé le meilleur hôtel de la ville, Club-House, me rappela, je ne sais pourquoi, la place du Mont-d’Or. En face de soi, on voit également une sorte de monument en pierres grises au-dessus duquel s’élève, dans son imposante aridité, le rocher de Gibraltar. La ville est bâtie dans une de ses échancrures. Dominée d’une part, de l’autre elle commande le détroit. Au-delà de la mer bleue qui s’étend sous vos fenêtres, vous apercevez, à peu de distance, tant l’air est transparent, toutes les sinuosités, tous les accidens de la côte africaine. N’est-il pas étrange de voir, par la croisée d’une excellente auberge anglaise, où l’on a réuni tous les raffinemens du comfort et de la civilisation, les montagnes, les rochers, jusqu’aux arbres d’une côte presque inconnue, habitée par des tribus barbares prêtes à égorger le pauvre naufragé qui se risquerait sur leurs rivages ?

Europa, la ville de plaisance des habitans de Gibraltar, est toute semblable à la ville elle-même, sauf qu’elle doit à sa position plus élevée de jouir d’une fraîcheur plus grande et d’une vue plus étendue. C’est là que les négocians, les fonctionnaires civils, et même les officiers de la garnison ont leurs villas. Les Anglais, quelque part qu’ils habitent, séparent toujours leurs affaires de leurs plaisirs ; leur bureau n’a rien de commun avec la maison qu’occupe leur famille ; négocians attentifs le matin, ils deviennent, le soir, à dater d’une certaine heure, des gentlemen sans aucune préoccupation commerciale. À Londres, le banquier que vous avez visité le matin, dans une sombre maison de la Cité, ne ressemble en rien au cavalier élégant que vous y voyez passer à Hyde-Park sur son beau cheval, ou que vous trouvez le soir dans un