Page:Revue des Deux Mondes - 1849 - tome 4.djvu/794

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

heures et que je n’avais point déjeuné, qu’il faisait sur le môle un soleil à rendre fou l’homme le plus sensé : tout fut inutile, et l’on me déclara que je ne pouvais entrer dans la ville sans un ordre écrit gouverneur, et que cet ordre ne pouvait m’être délivré que sur la demande et en vertu de la caution d’un habitant de Gibraltar, qui répondrait de moi corps pour corps. J’aurais tué ce flegmatique et innocent policeman. Rien n’exaspère plus la vivacité française que le calme imperturbable des Anglais et des Allemands, Je me mis à jurer de la façon la plus ridicule, je m’emportai ; ma fureur s’exhala en invectives : je maudis l’Angleterre et les Anglais, puis enfin, voyant l’indifférence profonde du policeman et du highlander, je me mis à rire. Par bonheur, je connaissais le consul de France, et l’idée me vint de lui écrire, en un mot au crayon, ma situation et ma misère. L’homme de la police se chargea de lui faire parvenir mon billet. Il fallait faire contre mauvaise fortune bon cœur. J’entortillai ma tête dans un mouchoir, je rabattis sur ce turban les bords de mon chapeau, et je m’assis sur ma malle au feu d’un soleil qui me donna l’idée des tortures de Guatimozin. Quand un côté de mon corps fut rôti, je fis un quart de conversion, et au bout d’une heure j’avais fait plusieurs tours de broche, quand reparut enfin mon messager. Il m’annonça gravement (car c’était encore un Anglais) que le consul était absent, qu’il demeurait à sa villa, à Europa, et que d’ailleurs, le dimanche, tous les bureaux étaient fermés. — Et parce que c’est aujourd’hui dimanche, demandai-je au policeman, me laisserez-vous mourir ici de faim et de chaleur ? Il est trois heures ! ajoutai-je en lui présentant ma montre avec désespoir. Il me conseilla paisiblement de retourner à Algéciras, sous peine de passer la nuit sur le petit môle. Retourner à Algéciras était difficile, car mon bateau était parti. J’enjoignis au messager de prendre la piste du consul, de le suivre partout, dans les rues, à Europa, vers sa villa, puisqu’il en avait une, au diable s’il le fallait, et je me couchai dans une raie d’ombre large comme la main, que le rempart projetait à ses pieds. Là, je fis quelques réflexions spécieuses. Lorsqu’il m’était arrivé de passer la frontière de France en compagnie d’Anglais, je les avais vus s’emporter toujours contre les demandes de passeport et les formalités vraiment désagréables de la douane. Ils maugréaient contre la France, contre les obstacles qu’une administration tracassière opposait aux voyageurs ; ils parlaient de l’Angleterre, où l’on n’a point de passeport et presque pas de douaniers. — C’est bon, me disais-je, je saurai désormais leur répondre.

Le consul, qui arriva vers le soir avec toutes les autorisations nécessaires, me trouva étendu, comme un lazzarone, au pied du mur grommelant encore, sommeillant un peu, et cuit aux trois quarts. Il m’apprit que le gouverneur, sir Robert Wilson, rêvait chaque nuit