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raient de tous côté sans s’entendre ; on mettait des canots à la mer, on s’y entassait. Bien convaincu que tout ce mouvement était inutile et que le pire qui put m’arriver serait en définitive de faire un quart de mille à la nage, j’observai flegmatiquement les effets différens de la peur sur des physionomies diverses. J’eus ainsi le spectacle d’un naufrage sans en avoir les inconvéniens, car la marée nous remit à flot une heure après, et nous reprîmes notre route. Familiarisé depuis long-temps avec les scènes nautiques, je gagnai la cabine. Vers le milieu de la nuit, je fus réveillé par des soubresauts terribles : le navire tanguait affreusement ; je faisais avec mon lit des plongeons, incroyables, et force me fut d’arc-bouter mes pieds pour n’être pas jeté hors du cadre. Quand je remontai sur le pont au lever du soleil, nous étions dans le détroit, entre Tanger et Tarifa, et je pris gravement mon chocolat à la santé de la côte d’Afrique, la troisième partie du monde qu’il m’était donné de contempler.

Le détroit de Gibraltar paraît fort peu large : on dirait un grand fleuve. Du milieu de ce canal, j’apercevais très distinctement les deux rives, qui sont à peu près semblables : fort montueuses l’une et l’autre, bleuâtres toutes les deux. À ma gauche, je voyais les maisons blanches de Tarifa ; à droite, les rochers africains, et devant moi le château qui domine Ceuta. Le ciel était grisâtre, vaporeux, la matinée très fraîche, la mer houleuse. À l’avant enfin, Gibraltar m’apparut. Je m’attendais à un panorama plus étrange. Cent fois j’avais entendu comparer Gibraltar à un énorme pain de sucre debout sur les flots et présentant de tous côtés une falaise presque verticale. Gibraltar, en effet, est un îlot abrupt, presque entièrement détaché du continent, s’élevant au milieu de la mer ; mais cette montagne escarpée, jaunâtre, assez longue, est bien moins perpendiculaire et à mon avis, moins extraordinaire que le Mont-Saint-Michel, qui peut, au besoin, servir ici de point de comparaison. Ce fut devant Algéciras que mouilla le Gaditano, et nous dûmes faire en canot une traversée d’une heure pour gagner le môle de Gibraltar. Nous n’étions pas au bout de nos peines. Ce môle, resserré entre la mer et les remparts, est large de quelques pieds à peine. Il était brûlant de soleil ; un œuf aurait cuit très aisément sur ce pavé converti en fournaise : aussi n’eus-je rien de plus pressé que de payer mes bateliers, afin de me réfugier dans la ville ; mais, comme je me disposais à franchir la porte voûtée, un factionnaire écossais, avec son poétique costume de highlander, se détacha du mur tout à coup et me barra froidement le passage ; puis un policeman survint, qui me demanda mon permis et ma caution. J’exhibai mon passeport, qui le fit sourire de pitié, bien qu’il fût revêtu du visa du consul anglais de Cadix. J’eus beau déclarer que j’étais un honnête garçon, ne songeant nullement à ravir Gibraltar à la reine Victoria ; qu’il était deux