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ils allumèrent chacun un excellent cigare (ils en avaient trouvé d’admirables dans la caisse de l’Anglais), et se disposèrent à gagner la montagne. L’Anglais avait une jeune femme qui nourrissait un enfant de six mois. La pauvre créature mourait de peur. Quand elle vit les brigands s’éloigner, elle eut un tel mouvement de joie, qu’elle en perdit la tête. Elle courut après eux, et, ôtant de son bras un beau bracelet que les voleurs n’avaient point vu, elle l’offrit à l’un d’eux ; mais il refusa le bracelet, et, saluant poliment la jeune Anglaise : « Nous sommes des commerçans, madame, lui dit-il, et non pas des filous. » En effet, continua l’escopetero, ils ne sont point méchans, et ils ne font de mal à personne quand on ne se défend pas.

— Et ils avaient pris tout l’argent des voyageurs ? demanda le mayoral.

— Tout, excepté l’or de l’Anglais[1]. Ce diable d’homme avait eu l’idée de faire glisser ses quadruples dans la rainure des glaces des deux portières. Ils ne s’avisèrent pas de l’aller chercher là.

Je n’oubliai pas ce renseignement, et je me promis, le cas échéant, de le mettre à profit. Cependant je faisais le guet, mes regards cherchaient à percer les ténèbres, et je réfléchissais. Je me demandais si je verrais avec plaisir ces bandits que plus d’une fois j’avais désiré rencontrer. Vous le dirai-je ? je me répondis négativement à moi-même. Les brigands, maintenant que j’étais dans leurs parages, me semblaient moins curieux. — Après tout, me disais-je, ce sont peut-être des pauvres diables peu poétiques, fort laids, très mal vêtus, et il serait désagréable de recevoir une balle dans ce coupé, où je voyage pour mon plaisir. — Nous avancions vers le lieu fatal. Le mayoral me pria de tenir son chapeau, ce qui lui permettrait de viser plus commodément. Il arma son fusil, les escopeteros l’imitèrent. Cependant les mules couraient toujours au milieu d’un tourbillon de poussière. J’étais écrasé de fatigue ; peu à peu, mon attention se lassa, mes yeux s’appesantirent, et je m’endormis. Mon sommeil pourtant était fort léger ; car, une demi-heure plus tard, un mouvement de mon voisin me réveilla. La lune s’était levée dans un ciel sans images ; les étoiles brillaient ; les oliviers, à demi éclairés, prenaient des formes bizarres, et il semblait, à mes yeux alourdis, qu’ils couraient d’une façon fantastique sur la lisière, de la route. Tout à coup, le mayoral fit signe à son voisin, et ils levèrent à la fois leurs espingoles. Il était temps. Je venais de me réveiller complètement, et je vis six cavaliers rangés sur le bord du bois accourir au galop vers la diligence. J’éprouvai, j’en conviens, un léger saisissement. Il me parut absurde d’être fusillé

  1. Ce récit est authentique. J’ai retrouvé à Cadix peu de temps après le voyageur anglais. Il était ravi d’avoir vu des bandits, et il me confirma tous les détails de cette aventure.