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race, — de bon sang et de forte cervelle, turbulents parfois dans l’orgueil de leur force et intraitables dans l’énergie de leurs facultés natives, manquant de poli, manquant de prudence, manquant de docilité, mais saines, ardentes, franches comme l’aigle sur le roc ou le cheval dans la steppe. » Currer Bell prend souvent à son compte ces aspirations impétueuses, ces impatientes révoltes ; il les place même dans les rêveries de la douce Caroline. « Il y a des gens qui trouvent fort bon que d’autres leur donnent leur vie, les paient avec des éloges et les appellent dévoués, vertueux. Est-ce assez ? est-ce vivre ? N’y a-t-il pas une moquerie terrible dans cette existence qu’on abandonne à d’autres, parce qu’on n’a rien trouvé soi-même pour la remplir ? La vertu réside-t-elle dans l’abnégation de nous-mêmes ? Je ne le crois pas. Une humilité qui n’est pas que produit la tyrannie ; les faibles concessions redoublent les exigences de l’égoïsme. »

Érigées en théorie, ces révoltes engendrent sans doute la plus dangereuse morale. L’âcre et ardente volupté qu’on trouve un moment à employer tous les ressorts de la vie, même lorsqu’on commence par n’y chercher que la satisfaction des plus nobles appétits de l’esprit, dure peu et aboutit à l’étourdissement le plus bestial. Chez Currer Bell, poussés au hasard d’un roman, ces cris révèlent les inquiétudes d’un feu de jeunesse qui ne s’est point épuisé, les ébullitions d’une force qui se tourmente à chercher une issue. La morale de Currer Bell semble inspirée par un individualisme puissant et exubérant. Il peut y avoir là le principe d’une fausse et funeste tendance ; pourtant nous péchons si peu en France par ce genre d’exagération, nous nous sommes tant amollis dans l’excès contraire, qu’au lieu d’en faire un reproche à Currer Bell, je souhaiterais plutôt qu’il pût nous communiquer son défaut. Notre vice, à nous, est d’avoir énervé toute personnalité par d’imbéciles déclamations contre l’individualisme et par une stupide apothéosé de l’équité, de la raison, de la puissance des masses. Devant le fantôme grandissant du peuple souverain, voici cinquante ans que nous nous étudions, nous tous Français, à nous diminuer, à nous faire petits, à nous noyer dans l’abjecte égalité de la démocratie. Si le bien naît du mal, si l’excès pousse à l’excès contraire, il est temps de défendre en France les droits de l’individu, de relever ces fortes doctrines qui rendent à chacun la conscience et la légitimité de sa raison, de sa liberté et de sa force, qui rallument l’émulation, qui élèvent les cœurs (sursum corda) au lieu de les faire aspirer à descendre, qui rendent à la vertu, au génie, à l’héroïsme, leur autorité de droit divin sur les hommes, et les récompensent par le commandement, le respect et la gloire.


EUGÈNE FORCADE.