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prier, avec son habitude de supériorité, de monter dans sa chambre. Elle obéit simplement. C’est Louis lui-même qui raconte l’entretien :

« Je m’assis comme d’habitude devant mon bureau : j’ai l’heureuse faculté de couvrir mes ébullitions intérieures par le calme du dehors. Personne, à voir mon visage impassible, ne devinerait le tourbillon qui tournoie dans mon cœur, y engloutit la pensée et y brise la prudence. Il est commode d’avoir le don de suivre paisiblement et fortement son dessein sans alarmer les gens par un mouvement excentrique. Ce n’était pas mon intention actuelle de prononcer devant elle un seul mot d’amour ou de lui révéler une étincelle du feu qui m’embrasait. Mon dessein, ce matin, était de la scruter de près, de lire une ligne, un mot dans son ame. Avant de partir, je voulais savoir ce que je laissais.

« — Dans huit jours, vous serez seule à Fieldhead, dis-je, miss Keeldar.

« — Oui, je crois que mon oncle a pris la résolution de partir.

« Comme si elle connaissait mon dessein et celui de mon frère, elle ajouta :

« — Aucun changement ne vous prend au dépourvu. J’étais sûre, à voir votre calme, que votre parti était pris. Il m’a toujours semblé que vous étiez dans le monde comme dans une forêt un archer solitaire, mais attentif et pensif. Tel est aussi votre frère. Tous deux vous pouvez aller au loin, chasseurs sans asile, dans les forêts les plus désertes ; tout ira bien pour vous. L’arbre abattu vous fera une hutte, la forêt défrichée vous ouvrira des champs, le buffle sentira le plomb de votre carabine, et, la corne basse, viendra tomber à vos pieds.

« — Qui a suggéré le far west votre pensée, miss Keeldar ? Avez-vous vécu avec moi en esprit depuis que je ne vous ai vue ? Êtes-vous entrée dans mes rêves ? Avez-vous lu les plans que roulait mon cerveau ?

« Elle avait coupé en morceaux un rouleau de papier à allumer les bougies ; elle le jeta morceau par morceau dans le feu et demeura pensive, les regardant brûler. Elle ne parla pas.

« — Comment avez-vous appris ce que vous semblez savoir de mes intentions ?

« — Je ne sais rien ; je n’ai fait que les découvrir : j’ai parlé au hasard.

« — Votre hasard est de la divination. Je ne serai jamais plus précepteur ; je n’aurai plus d’élève après Henry et vous. Je ne m’assoierai plus à la table d’un autre, je ne serai plus l’appendice d’une famille. Je suis maintenant un homme de trente ans ; je n’ai jamais été libre depuis l’âge de dix. J’ai une telle soif de la liberté, une passion si profonde de la connaître et de pouvoir l’appeler mon bien, un si ardent désir, jour et nuit, de la conquérir et de la posséder, que je ne refuserai pas de traverser l’Atlantique pour elle : je la poursuivrai au fond des forêts vierges. Je ne connais pas de femme que je puisse aimer qui voulût m’accompagner, mais je suis certain que là-bas la liberté m’attend : lorsque je l’appellerai, elle viendra dans ma hutte de pionnier, et elle remplira mes bras.

« Elle ne put m’entendre parler ainsi sans émotion. Elle était émue, et c’était juste ; j’avais voulu l’émouvoir. Elle ne put me répondre ni me regarder ; j’aurais