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du monde, l’usage de la responsabilité, les accidens, les aventures, et ces premiers désirs et ces premières illusions qui s’éveillent avec la liberté. Aussi rencontre-t-on chez nous plus de jeunes femmes romanesques que de jeunes filles. Dans les deux pays, le roman naturellement décrit l’âge romanesque de la femme. En Angleterre, il conduit la jeune fille jusqu’au jour où elle devient épouse, et par conséquent il n’empiète pas directement sur le mariage. En France, au contraire, pour la même raison, il se place au sein du mariage, il en déchire le mystère, il en dévoile tous les caractères et toutes les plaies, il en passionne toutes les vicissitudes ; par cela même, il en viole la sainteté, et aggrave la corruption des mœurs par les imaginations surexcitées.

Si, avec le haut ton de son esprit et la vigueur de sa plume, Currer Bell fût entré dans cette voie inconnue à l’Angleterre, s’il eût écrit, le drame ou la comédie sanglante de l’union conjugale, s’il eût placé la scène de son roman, comme les Français, du salon au boudoir, du boudoir à l’alcôve, je comprendrais les censures violentes qui ont accueilli ses protestations contre quelques-unes des servitudes fatales du mariage ; mais de simples traits satiriques inspirés à l’aventure par une situation ne méritent pas tant de sévérité. Currer Bell n’a rien changé à l’ordonnance ordinaire du roman anglais. Dans Shirley, les vieux se plaignent du mariage ; oui, mais les jeunes se marient. Currer Bell n’a pas de meilleure réponse à faire à ses critiques.

Shirley s’ouvre avec beaucoup de vivacité par des scènes fort neuves. C’était l’époque où les manufacturiers anglais introduisaient les machines dans leurs usines. La crise fut rude dans les cantons industriels. Partout les ouvriers s’insurgèrent contre la concurrence momentanée que leur suscitait le génie des inventeurs. Ils ne prévoyaient pas qu’au lieu de diminuer le nombre des bras employés, les machines devaient, au contraire, multiplier la population des travailleurs. Il y eut donc, à l’origine, une sorte de jaquerie industrielle. Bien des machines furent détruites, bien des fabriques furent saccagées, bien des fabricans furent tués. Au moment où commence Shirley, c’est le soir : Robert Moore attend des machines qui devaient lui arriver dans la journée. Le jeune manufacturier compte avec une anxiété profonde toutes les minutes de la longue soirée d’hiver. Robert Moore est une nature opiniâtre, impérieuse, ramassée en une pensée unique, la volonté de faire fortune. Il est fort, et il ne croit qu’à sa force. Il a une volonté de fer, et sa volonté est sa seule loi. Il ne permet à aucun obstacle de se placer sur son chemin. Il a les défauts de ses mâles qualités aussi accusés que ses qualités mêmes. Né d’une mère presque française, il n’est ni Anglais, ni Français : il est manufacturier. La population ouvrière le déteste autant comme étranger que comme maître. Que lui importe ?