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d’un grand établissement dans des contrées vierges où tout est à créer au prix de dures privations. Autrefois on peuplait les colonies d’innocens Africains, réduits en servitude par un véritable abus de la force. Depuis que cet usage, réprouvé par la civilisation, a été abandonné, l’Angleterre a fondé des colonies à l’aide du travail obligatoire des déportés. C’est le même système, appliqué d’une manière plus morale, sinon dans les conséquences, au moins dans le principe. Le travail forcé a cet avantage, que non-seulement on en peut calculer la quantité avec certitude, mais encore qu’on en fait l’emploi le plus convenable et qu’on y imprime la direction la plus utile sans avoir à consulter les goûts et les préférences des travailleurs. C’est là une considération capitale. Il est très rare, en effet, qu’on trouve, pour les défrichemens et pour d’autres travaux pénibles exécutés dans la solitude, des ouvriers volontaires en Europe. L’Amérique du Nord se peuple facilement ; pourquoi ? Parce que la nature du pays se prête à la formation de petites communautés agricoles où l’émigrant retrouve en miniature la société qu’il a quittée. Si le désert s’étend souvent autour des villages récemment élevés, les habitans ne sont pourtant pas isolés. Leurs relations ne peuvent être ni variées, ni étendues : elles suffisent néanmoins pour écarter de l’imagination des émigrés toute idée d’abandon. À cette condition, l’ouvrier ou le cultivateur qui soutient difficilement sa famille en Europe transporte sans trop de regrets son industrie au-delà de l’Atlantique. Or, en Australie, la colonisation ne se fait pas par essaims, mais par individus ; elle n’est pas agricole, mais pastorale, pour nous servir du mot des Anglais. Les gardiens de troupeaux, seuls pendant des mois entiers, habitant des huttes à peine mieux bâties que celles des naturels, mènent une vie dure et misérable. L’Angleterre l’a imposée à ses convicts. C’était une juste et humaine expiation de crimes commis dans la mère-patrie, et personne n’a jamais songé à plaindre le déporté bien vêtu et bien nourri que la justice de son pays avait obligé à passer quelques années, en face de Dieu et de sa conscience, dans le recueillement du désert, fertile en pensées graves et salutaires.

L’Angleterre a cessé d’envoyer des déportés à Sydney : elle a agi ainsi dans des vues de moralisation ; mais l’essor de la prospérité matérielle était déjà donné, et, après un long intervalle de travail forcé, une population familiarisée avec les exigences de la colonisation dans ce pays se trouvait formée. Et pourtant chaque jour les colons de l’intérieur, bien différens en cela des habitans du Cap de Bonne-Espérance, expriment le regret d’être privés des services des convicts ! En étudiant l’histoire de l’Australie, il est impossible de ne pas rester convaincu que cet immense pays n’aurait point été colonisé, si les premières douleurs de la solitude, si les premiers travaux de défrichement n’avaient été supportés par des hommes qui n’étaient pas maîtres de s’y soustraire.


PAUL MERRUAU.