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que l’habitude des Australiens n’est pas de vivre en troupe, mais d’errer isolément, sans chefs et sans lois. Il n’y a pas de société, même à l’état d’ébauche, dans ce pays de pure barbarie. Les Australiens ne se réunissent guère que pour livrer combat ou pour commettre, en force, une œuvre de pillage. En demeurant sur le théâtre de la lutte incessante des deux races, il semble néanmoins que les tribus neutres témoignent un attachement remarquable pour le territoire où elles sont nées. Est-ce l’instinct de la propriété qui se révèle dans ce pays de communisme pratique, où tout est à tous ? Ce serait un premier pas vers la civilisation. Il est certain que dans ces peuplades il n’est pas rare de rencontrer les germes de toute sorte de bonnes qualités. C’est parmi les indigènes de ces tribus que M. Mitchell avait choisi son guide et son interprète, dont la loyauté, l’intelligence et le courage ne se démentirent pas un seul instant. « Yuranigh, dit-il, était d’une petite stature et d’une constitution peu robuste, mais plein de bravoure et de résolution. Sa perspicacité et son jugement me le rendaient si nécessaire, qu’il était toujours à mon côté, soit à pied, soit à cheval. Ma confiance en lui n’a jamais été trompée. Il connaissait parfaitement le caractère de tous les Européens de ma troupe. Rien n’échappait à son regard pénétrant, à son oreille si fine. Ses phrases concises, prononcées en forme de sentences, étaient toujours dictées par la prudence, et je me suis constamment bien trouvé de l’avoir consulté. »

Yuranigh était précieux, surtout en ce que ses sens étaient plus exercés que ceux des Européens. Il flairait l’eau, pour ainsi dire, avec l’instinct d’un quadrupède ; il découvrait et il suivait une piste avec une sagacité merveilleuse. Comme interprète, son utilité n’était pas grande, car toutes les tribus de l’Australie parlent un dialecte différent et ne se comprennent pas les unes les autres ; mais mieux que personne il savait apprécier les dispositions des indigènes que l’expédition rencontrait sur son passage. Jusqu’à quel point l’opinion de M. Mitchell a-t-elle été influencée par les services de Yuranigh, nous ne savons ; mais ce qui est positif, c’est la chaleur avec laquelle il ne cesse de prendre, dans son récit, le parti des indigènes contre ce qu’il appelle l’intrusion européenne. « Le feu dit-il, les pâturages, les kangarous et les êtres humains existent les uns par les autres en Australie, et l’un des quatre ne peut manquer sans que tous ne soient immédiatement compromis. Les indigènes brûlent les pâturages naturels en certaines saisons, pour laisser croître une verdure nouvelle qui attire les animaux dont ils font leur nourriture. En été, l’incendie des longues herbes découvre les vermisseaux, les insectes, les nids d’oiseaux, que recherchent les femmes et les enfans. N’était ce procédé si simple, les forêts de l’Australie présenteraient des fourrés aussi épais que ceux de la Nouvelle-Zélande ou de l’Amérique ; au contraire, elles offrent à l’Européen de vastes et libres parcours pour les troupeaux. Les kangarous fuient devant les animaux domestiques. L’intrusion du bétail est suffisante pour déterminer l’expulsion des aborigènes, en limitant leurs moyens d’existence. Faut-il s’étonner de ce que ces malheureux, fussent-ils seulement un peu moins parfaits que des anges, se croient le droit, lorsqu’ils sont pressés par la faim, d’enlever quelques-uns de ces bœufs ou de ces moutons engraissés dans les pâturages qu’eux et leurs pères avaient pris soin de créer et d’entretenir par le feu, depuis un temps immémorial ?… Nous avons campé, dit-il encore, près des sources mentionnées dans mon précédent voyage ; mais au lieu