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On ne sentait guère autour de soi l’influence de cette heure où le poète quitte sa plume, s’accoude à sa fenêtre, et sent en lui un débordement de vie, si les accords d’un piano lointain lui apportent quelque air mêlé aux secrets de son cœur.

À Rueil commença pour nous cette vie de garnison qui devait devenir plus tard notre vie unique. Je pus observer sous un aspect nouveau les hommes au destin desquels j’étais lié. Il est impossible de rendre tout ce qu’il y avait dans la garde mobile de verve et d’entrain. Qu’une prise d’armes eût lieu, n’importe à quelle heure du jour ou de la nuit, et pas un soldat n’était malade. Les portes de l’infirmerie étaient fermées. Qui n’avait pas de souliers venait pieds nus ; qui avait égaré son fusil se trouvait armé subitement. Jamais le danger n’aura pour aucune troupe l’attraction qu’il eut pour nous. Quand l’appât des coups de fusil n’existait point, quand il s’agissait tout simplement de l’exercice, c’étaient une apathie et une mauvaise humeur universelles. Tant que le maniement des armes avait eu le charme de la nouveauté, on l’avait pratiqué avec entraînement ; depuis qu’il était devenu quelque chose de régulier et d’habituel, on l’avait pris en dégoût. Je ne saurais mieux comparer la garde mobile qu’à ces ardens et capricieux génies d’artistes qui passent de l’élan passionné pour tout ce qui est difficile et insolite au paresseux dédain des menus et ordinaires travaux de la vie.

Heureusement nous allions souvent à Paris, et nous y allions toujours les gibernes pleines. Le trajet se faisait en chantant. Quand nous arrivions à la barrière, la musique jouait, et le drapeau flottait au vent. J’ai eu l’honneur de porter quelquefois ce drapeau, qui fut troué par des coups de feu ; je me disais, alors que je marchais dans le rang, mesurant mon pas à celui des soldats : « Ici les balles m’atteindront peut-être ; mais ce que j’ai toujours craint et abhorré, ce que je trouve honteux de mépriser, lâche de subir, la calomnie et l’injure ne m’atteindront pas. » Cette pensée m’inspirait un attendrissement plein de bonheur et de fierté dont je remerciais Dieu.

À Paris, nous campions sur les places publiques. On jetait de la paille sur les pavés, souvent même la paille manquait, et il fallait s’accommoder du lit de pierre. L’officier appuyait son front aux jambes d’un soldat qui prenait son havresac pour oreiller, et le sommeil n’en venait pas moins avec le cortége des songes. Je crois qu’il y a une espèce particulière de rêves pour ceux que la lune et les étoiles regardent dormir. Le sommeil sous les cieux étoilés m’a toujours paru tout imprégné de la clarté des constellations Quand le tambour, passant au-dessus des corps étendus, saluait des accens de la diane les premiers rayons de l’aube, on se levait avec autant de peine que s’il eût fallu quitter une couche moelleuse ensevelie dans une profonde alcôve.