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j’appartenais alla bivouaquer dans la grande cour claustrale du musée d’artillerie. Ce grand préau, dont le milieu était garni par l’herbe tendre et fine d’un gazon de mai, et qu’entouraient des canons démontés, avait un aspect original et attrayant. Nos soldats s’y répandirent avec une joie d’enfans et se mirent à cheval sur les pièces ; puis tous s’assirent en cercle sur le gazon et passèrent toute cette nuit de mai à chanter. Une compagnie de la garde nationale bivouaquait avec nous ; dans ses rangs était M. Mérimée, que je vois encore fumant sa cigarette. C’est ainsi que les guerres civiles forcent le poète à devenir soldat et à camper au seuil de sa maison. On s’attendrit sans cesse sur des pères de famille qu’une balle peut atteindre ; ne devrait-on pas s’attendrir bien plus encore sur ceux qui exposent avec eux à la destruction tout un monde enchanté ?


IV

Un des derniers jours de mai 1848, à quatre heures, je quittai Paris par la barrière de l’Étoile, et commençai ma première étape. Mon bataillon allait à Rueil. Ce fut une vraie fête pour les mobiles quand on commanda le pas de route. Ce bienheureux pas, qui autorise dans les rangs, espacés en longues files sur les bords du chemin, non-seulement la causerie, mais la chanson, était fait pour une troupe comme la nôtre. Nos hommes étaient de si bonne humeur, chantaient avec tant d’entrain, avaient sous leurs petits shakos une mine si avenante, que les habitans de toutes les maisons dont la route de Paris à Rueil est bordée leur souriaient. Comme la jeune captive d’André Chénier. Ils voyaient dans tous les yeux leur bienvenue. Nous étions à la fin de l’un des plus beaux jours du mois de mai ; la campagne avait toutes ses graces printanières. Le printemps convenait à cette jeunesse. Paris, malgré les démonstrations vigoureuses de la garde nationale au 15 mai, était redevenu une odieuse ville, où l’on sentait la barricade prête à sortir du sol, la crainte ou l’insolence sur tous les visages, la guerre dans les cœurs, la mort dans l’air. Quand on sortait de ce repaire, on ne peut dire ce qu’on trouvait de charmes à cette nature dont Dieu a bien voulu mettre les lois au-dessus de nos folles et meurtrières fantaisies. Cependant cette sérénité même des champs avait quelque chose d’une poignante mélancolie pour une ame douloureusement occupée des malheurs du temps. Cette souriante et sage beauté des choses ramenait d’une manière pénible l’esprit sur les spectacles affligeans et insensés que donnent les hommes. Puis il était quatre heures, ai-je dit, et c’est une heure d’exaltation mystérieusement triste, comme l’a remarqué Obermann. Quel nom ai-je prononcé à propos de mobiles !