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fumant au ministère de l’intérieur. On pénètre jusque dans l’antichambre le cigare à la bouche. Celui qui portait la parole était un aristocrate qui n’oubliera jamais ces détails, dont il se divertissait prodigieusement. Notre aristocrate donc demande à l’huissier le citoyen ministre. On lui répond que ce citoyen n’y est pas, mais qu’un citoyen secrétaire est prêt à recevoir la députation. On se fait conduire au secrétaire et on lui déclare, en phrases pleines d’énergie républicaine, qu’on veut voir le ministre lui-même. Le secrétaire dit que le ministre est à l’hôtel-de-Ville, on ne l’y trouve pas ; on revient furieux au ministère de l’intérieur. On est envoyé au Luxembourg, où le ministre doit être pour sûr. Il n’y avait au Luxembourg que M. Louis Blanc, catéchisant les tailleurs. On retourne au ministère de l’intérieur pour la troisième fois, on traite l’huissier d’esclave, et l’on envahit le salon de réception. On s’y promène en laissant traîner les sabres sur le parquet ; les uns se couchent sur ce grand divan rond, l’admiration des sous-préfets, les autres se mettent cheval sur les chaises. « Nous bivouaquerons là, dit l’aristocrate, jusqu’au retour du citoyen ministre ; nous fumerons ici, nous y boirons, nous y mangerons, et nous ne sortirons que par les baïonnettes. » L’huissier effrayé se décide à dire que le ministre préside le conseil, qui se tient rue de Rivoli au ministère des finances. On va sur-le-champ au ministère des finances, et cette fois on apprend en effet que le citoyen Ledru-Rollin est à, mais invisible ; des affaires de la plus haute importance réclament son attention ; on serait George Sand même qu’on ne passerait pas. L’aristocrate écrit alors ce curieux billet dont il n’oubliera jamais la teneur : « Cinq officiers de la garde mobile ont besoin de parler sur-le-champ au citoyen ministre ; leur service leur permet pas d’attendre. » Et M. Ledru-Rollin arrive. L’aristocrate, le foudroyant avec bonheur du titre de citoyen, lui peint, dans la plus révolutionnaire des harangues, la détresse de la garde mobile. — Que le gouvernement provisoire y prenne garde : les volontaires sont las. Si la république veut se faire honorer par ses enfans, il faut qu’elle les habille. — Le ministre promit qu’au sortir du conseil il se rendrait lui-même à Clichy, où M. Louis Blanc avait établi la société fraternelle des tailleurs.

Ces tailleurs pouvaient être frères entre eux ; mais ils traitaient leur prochain de Turc à Maure. Quand on allait leur réclamer les habits qu’ils auraient dû faire et qu’ils ne faisaient pas, ils prenaient les plus farouches expressions de clubs et semblaient prêts à vous plonger leurs aiguilles dans le cœur. Je ne sais pas si M. Ledru-Rollin tint sa promesse et alla en effet les presser ; mais les officiers de la garde mobile et les gardes eux-mêmes se mirent à les harceler. Clichy fut le théâtre d’étranges scènes. Lorsque les mobiles étaient en nombre, les tailleurs, avec leurs grands cheveux et leurs longues barbes, les recevaient dans