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SACS ET PARCHEMINS.

drapeau qui flotte sur les Tuileries, c’est toujours le drapeau de la France. Vous, mon ami, dites-moi si vous m’approuvez ?

— Si je vous approuve, madame la marquise ! s’écria le grand industriel avalant l’hameçon tout entier avec la gloutonnerie d’un brochet ; non, madame, non, je ne vous approuve pas, je vous admire. Plût à Dieu que tous les légitimistes fussent comme vous ! La raison, la sagesse, s’expriment par votre bouche. C’est toujours le drapeau de la France ! je n’ai jamais rien lu de mieux dans mon journal.

— Et cependant, vous le dirai-je ? il y a des instans où j’hésite, où je sens mon cœur se révolter ou défaillir, en songeant que mon fils, un La Rochelandier, prêtera l’appui de son nom à un trône devant lequel aucun de ses aïeux n’eût courbé le front ni fléchi le genou. Il me semble parfois que les portraits de ses ancêtres me regardent d’un air irrité ; je crois voir parfois leurs lèvres s’entr’ouvrir pour me reprocher mon indigne faiblesse.

— Autres temps, autres mœurs, madame la marquise. Quand ils vivaient, les ancêtres de M. Gaston en faisaient à leur tête ; ils sont morts, qu’ils trouvent bon que M. Gaston en fasse à la sienne. Je vous le demande, où en serait aujourd’hui le monde, si, depuis qu’il existe, chaque génération eût suivi servilement, pas à pas, les traces de la génération précédente ? Nous irions encore vêtus de peaux de bêtes. L’humanité n’est pas un écureuil en cage, un cheval borgne attaché à une manivelle. Tout change, tout se renouvelle, tout se perfectionne. Les chemins de fer ont remplacé les routes royales ; la monarchie constitutionnelle a détrôné le droit divin. Mes pères avaient sur la grande industrie des idées qui ne sont pas les miennes ; faut-il s’étonner que monsieur votre fils ait en politique des opinions qui ne sont pas celles de ses aïeux ?

— Allons, qu’il se rallie ! dit la marquise avec un geste de résignation. Ce sera un grand jour pour la nouvelle dynastie, le jour où un La Rochelandier lui présentera sa foi et son hommage. Ce jour-là, monsieur, on se réjouira aux Tuileries, on prendra le deuil à Frohsdorf.

— Eh bien ! madame la marquise, on prendra le deuil à Frohsdorf. Parce qu’il plaît à M. de Chambord de se poser en prétendant et de jouer au roi de France dans son petit castel allemand, est-ce une raison pour que notre jeune noblesse reste les bras croisés au fond de ses domaines et s’abstienne de prendre part au maniement des affaires du pays ?

— Allons, qu’il se rallie ! répéta la marquise en soupirant. Je ne veux pas, je ne dois pas être un empêchement dans la destinée de mon fils. Cependant la royauté de 1830 vous paraît-elle bien solidement établie ? Pensez-vous qu’elle ait dans le sein de la nation des racines vives et profondes ? La jugez-vous inébranlable ? Mon ami, la fortune des rois